Les symbolistes face à l’illustration
- Rivka Susini
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Fig. 1 J. Destrée, Les Chimères, 1889
Fig. 2. J. Destrée, Les Chimères, 1889
Fig. 3. L. Legrand, illustration de couverture, 1897
Fig. 4. G. de Feure, page de titre
illustrée, 1899
Malgré ces critiques récurrentes, ces artistes semblent bien vouloir inclure leurs illustrations dans l’ensemble de leur œuvre sans concevoir de séparation particulière. Afin de maintenir le statut élevé de leurs réalisations illustrées, certains artistes vont par exemple mettre l’accent sur le caractère unique de leurs créations au nom de l’unité de l’art et de leur volonté de créer des œuvres autonomes, d’autant plus qu’on pourrait dans ce cas leur reprocher de se soumettre au texte. L’artiste Carlos Schwabe réalise des aquarelles originales de ses illustrations qu’il expose et vend par la suite tandis que Félicien Rops privilégie la technique de la lithographie avec vernis mou pour retrouver le rendu du tracé du crayon [13]. Ainsi, en empruntant aux autres genres par leurs techniques, ces illustrations deviennent des réalisations à part entière intégrées à l’Œuvre des artistes.
Refuser le terme d’« illustration » peut aussi être une manière de mettre en avant l’indépendance de leur art et de ne pas discréditer ce domaine spécifique. Cependant, quels termes sont utilisés si celui d’ « illustration » est refusé ? Existe-t-il des alternatives ?
De l’usage du terme sur les pages de titre
Ce terme d’« illustration », souvent décrié et parfois jugé par les artistes comme étant inadapté à l’indépendance de leur art, est pourtant abondamment employé pour désigner les réalisations du corpus symboliste notamment sur les pages de titre. Cette mention est un emploi éditorial habituel qui n’a la plupart du temps pas de lien avec les volontés éventuels de l’artiste et même celle de l’auteur. Cependant, il existe aussi d’autres types d’expressions qui sont utilisées et cette diversité d’emploi apparait éclairante à de nombreux égards. L’évolution de la page de titre, cette entrée du livre fournissant toutes les informations nécessaires à la réalisation de l’ouvrage, suit celle de l’histoire de l’édition. Keri Berg, dans son article « Contesting the Page: The Author and the Illustrator in France, 1830-1848 », indique que les noms des illustrateurs apparaissent sur la page de titre à partir de l’époque de l’illustration romantique [14]. Cette période initie un processus d’émancipation de l’image.
Plusieurs tendances se dégagent de l’étude des pages de titre du corpus illustré symboliste. Dans certains ouvrages, le nom de l’illustrateur n’est parfois pas indiqué au début et se voit relégué à la fin, comme on le remarque dans Les Chimères de Jules Destrée où les noms d’Henry de Groux, de Marie Danse et d’Odilon Redon ne sont mentionnés que dans le sommaire [15] (fig. 1). Cependant, ce qui pourrait apparaitre comme un choix éditorial s’opposant à l’illustration est contrebalancé par le fait que l’ouvrage débute par une couverture de Marie Danse et un frontispice d’Odilon Redon (fig. 2). Ainsi, en dépit de l’absence de mention liminaire des illustrateurs, leurs créations occupent bel et bien une place inaugurale importante marquant leur présence.
Dans la grande majorité des pages de titre, l’expression « Illustrations de… » est employée. Cette mention est souvent accompagnée d’une typographie moins, voire beaucoup moins imposante que celle du titre et de l’auteur. Dans certains cas, l’illustration fait son apparition en amont, c’est-à-dire dans une couverture, comme pour Quinze histoires extraordinaires d’Edgar Poe [16]. Sur cette page illustrée par Louis Legrand, seuls les noms de l’auteur et du traducteur sont apposés de façon manuscrite (« Poe / Baudelaire ») et accompagnés d’un scarabée d’or (fig. 3). Cet insecte, comme le remarque Luce Abélès, prend ainsi la place du titre, évoquant la célèbre nouvelle éponyme [17]. Malgré une mention du nom de l’illustrateur assez discrète en termes typographiques, sa réalisation acquiert le statut d’élément liminaire majeur situé bien avant la page de titre traditionnelle. Nous retrouvons cette importance des images dans La Porte des rêves de Marcel Schwob [18], illustré par Georges de Feure où, après une page de titre très classique, s’ensuit un dépliant en forme de triptyque-frontispice puis une seconde page de titre réalisée par l’artiste avec la mention « illustrations et ornementations de George de Feure » (fig. 4).
Dans de nombreux ouvrages, la mention « illustration » est parfois accompagnée d’autres termes venant apporter certaines précisions. Ainsi, dans Abeille d’Anatole France édité par André Ferroud, sont mentionnées « vingt-sept illustrations dessinées et gravées à l’eau-forte en couleurs et en noir par Gaston Bussière. Nombreuses lettres ornées en couleurs et or » [19] (fig. 5). L’aspect décoratif et technique est ainsi particulièrement mis en avant. La mention des couleurs à deux reprises et de l’or est utilisée pour insister sur la préciosité de l’ouvrage, ce qui est un argument commercial non négligeable pour l’éditeur. Ailleurs, les termes techniques sont également très employés et l’on insiste souvent sur le caractère « inédit » et « original » des réalisations de l’artiste. La mise en valeur de cette particularité de l’ouvrage vient une fois de plus renforcer son attrait commercial. Pour Les Perles rouges de Robert de Montesquiou, nous pouvons par exemple lire la mention « avec quatre eaux-fortes inédites de Albert Besnard » [20] ou encore, pour Parallèlement de Paul Verlaine celle de « lithographies originales de Pierre Bonnard » [21] (fig. 6).
Dans certains ouvrages, l’expression « composition » est utilisée pour remplacer celle d’« illustration ». C’est par exemple le cas sur la page de titre de Prière sur l’Acropole d’Ernest Renan, où l’on peut lire : « Compositions de H. Bellery-Desfontaines » [22]. La configuration est identique dans Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau avec, sur la page de titre « Vingt compositions originales par Auguste Rodin » [23]. Ce terme met particulièrement en valeur l’idée de processus et d’exécution de l’œuvre, ce qui semble renforcer le statut de l’artiste et, avec lui, l’importance de l’ouvrage. Cette expression se retrouve fréquemment chez les éditeurs Edouard Pelletan ainsi qu’André et François Ferroud.
Certains artistes ne parviennent pas à s’accommoder du terme « illustration » et souhaitent innover pour affirmer l’indépendance de leur œuvre. Ils rejettent radicalement ce concept qui apparaît comme un véritable obstacle à la création. Odilon Redon écrit ainsi à ce sujet : « Je n’ai jamais employé le mot défectueux d’“illustration”, vous ne le trouverez pas en mes catalogues. C’est un mot à trouver : je ne vois que ceux de transmission, d’interprétation » [24]. Le terme d’« interprétation » sera retenu, par défaut. Sur la page de titre du Juré d’Edmond Picard, sont bien indiquées : « sept interprétations originales par Odilon Redon et deux portraits » [25] (fig. 7 ). Nous supposons donc que l’éditrice, la Veuve Monnom s’est laissé convaincre et a accepté de respecter le choix de l’artiste pour l’utilisation de ce terme dans les pages liminaires. Comme le remarque Dario Gamboni dans son livre La plume et le pinceau : Odilon Redon et la littérature [26], les noms de l’écrivain et du dessinateur sont ici inscrits dans le même caractère typographique et avec la même taille. A cette première correspondance, Gamboni ajoute la présence de deux portraits, le premier de Picard (par Théo van Rysselberghe) et le second de Redon (par lui-même), lesquels annoncent la symétrie que l’on retrouve également à la fin de l’ouvrage avec les deux listes intitulées : Œuvres d’Edmond Picard et Œuvres d’Odilon Redon. Il est intéressant de noter que ce terme d’« interprétation », très peu utilisé, se retrouve dans un autre ouvrage d’Edmond Picard publié en 1889 chez l’éditeur Ferdinand Larcier avec la mention « avec interprétations par Theo Van Rysselberghe et frontispice par Odilon Redon » [27]. L’utilisation du mot « interprétation » semble donc être exclusivement l’apanage d’Odilon Redon et de son entourage.
[13] H. Védrine, De l’encre dans l’acide – L’œuvre gravé de Félicien Rops et la littérature de la décadence, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 13.
[14] K. A. Berg, « Contesting the Page: The Author and the Illustrator in France, 1830-1848 », Book History, vol. 10, 2007, pp. 69-101, p. 70.
[15] J. Destrée, Les Chimères, Bruxelles, Imp. Veuve Monnom, 1889.
[16] E. A. Poe, C. Baudelaire (trad.), Quinze histoires extraordinaires, Paris, Imprimé pour les amis des livres, 1897.
[17] L. Abélès, « Les traductions illustrées d’Edgar Poe en France (1855-1914) », Word & Image. A Journal of Verbal/Visual Enquiry, vol. 30, n° 3, juillet-septembre 2014, pp. 238-248, p. 244.
[18] M. Schwob, La Porte des rêves, Paris, Pour les bibliophiles indépendants, 1899.
[19] A. France, Abeille, Paris, Libraire des Amateurs, A. Ferroud, F. Ferroud, successeur, 1927.
[20] R. de Montesquiou, Les Perles rouges, Paris, Eugène Fasquelle, 1899.
[21] P. Verlaine, Parallèlement, Paris, Ambroise Vollard Editeur, 1900.
[22] E. Renan, Prière sur l’Acropole, Paris, Edouard Pelletan, 1899.
[23] O. Mirbeau, La Jardin des supplices, Paris, Ambroise Vollard Editeur, 1902.
[24] P. Kaenel, Le Métier d’illustrateur, Op. cit., p. 214. Cité dans A. Mellerio, Odilon Redon, peintre, dessinateur et graveur, Paris, Henri Floury, 1923, pp. 114-115.
[25] E. Picard, Le Juré, Paris, Presses de Mme Ve Monnom, 1887.
[26] D. Gamboni, La Plume et le pinceau : Odilon Redon et la littérature, Paris, Minuit, 1989, p. 180.
[27] Ed. Picard, El Moghreb-Al-Aksa : Une mission belge au Maroc, Bruxelles, F. Larcier, 1889.