Les livres illustrés de Joan Miró
chez Maeght éditeur :
de Parler seul (1948) à Adonides (1975)

- Jiyoung Shim
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Fig. 5. J. Miró et J. Prévert, Adonides, 1975

La genèse d’Adonides nous éclaire sur le processus de collaboration, mettant en avant la volonté de conjonction, de synchronisme de leurs univers respectifs. Nous pouvons noter, quant à la première étape de l’élaboration du livre, une grande hétérogénéité dans la nature des textes écrits par Prévert. Si, pour partie, le poète les a écrits dans l’intention de les voir illustrés par Miró, il en a sélectionné d’autres dans ses écrits antérieurs : qu’il s’agisse de leur écriture même ou de leur sélection, c’est bien dès la genèse de ce corpus textuel qu’un dialogue de Prévert avec Miró s’instaure. Prévert ayant écrit et réuni les poèmes dans l’intention de les publier en collaboration, Miró, pour sa part, prépare le papier d’Arches blanc soulevé par ses figures estampées à sec. Prévert intervient ensuite avec son écriture manuscrite, avant de laisser place à Miró pour les gravures à la pointe, l’eau-forte et l’aquatinte. Avant même d’analyser la relation entre peinture et poésie, les modalités de la réalisation du livre nous permettent de deviner le rapport intrinsèque et constructif entre l’écriture et l’image, en tant que résultat idéal d’une collaboration qui porte parfaitement son nom.

La musicalité des poèmes de Prévert, avec leur rythme bref, est souvent comparable à celle de paroles de chanson, leur tempo résultant de la répétition des mêmes sonorités et syntagmes.

 

Ombres sans nombre / nombres sans ombre / à l’infini / au pas cadencé /
Nombres des ombres / ombres des nombres / à l’infini / au pas commencé.

 

Etre ange / c’est étrange / dit l’ange / Etre âne / c’est étrâne / dit l’âne.

 

J’aime mieux / tes lèvres / que mes livres.

 

Parfois, un jeu de mot fondé sur le rythme phonétique ou syntaxique permet de parvenir à une phrase simple comme un proverbe : « C’est quand il n’y a / pas grand monde / qu’il y a / grand-chose ». Un autre type de jeu est celui de l’homophonie. « Le sublime est corrosif » par exemple, comprend une grande richesse de sens derrière une apparente simplicité. Cette formule est tirée du nom du chlorure mercurique, « le sublimé corrosif », substance caustique toxique. En le transformant en une proposition, le poète veut dire probablement que le sublime nuit et dérange, ou que le sublime bouleverse car il est subversif, selon deux interprétations possibles du mot « corrosif ». La simplicité de l’expression et la trivialité des jeux de mots relèvent du goût du poète pour l’enfance, comme modèle et comme idéal de vie. Aussi, son regard délicat et tendre sur tous les moments de la vie de tout un chacun imprègne-t-il toute sa poésie.

Au texte manuscrit par Prévert, qui investit librement l’espace de la page, se conjuguent les signes de Miró, sans frontière entre les deux éléments (fig. 5). Cette cohabitation de l’écriture et de l’image dans le même espace est d’autant plus remarquable que les signes de Miró ne sont pas plastiquement très différents des signes scripturaux du manuscrit : à la manière de gribouillis sur un coin de cahier d’écolier, taches et figures, d’une maladresse volontaire, animent les pages où l’écriture de Prévert n’est pas davantage linéaire.

Le papier d’Arches blanc est soulevé par quelques figures – animaux, étoiles, corps ou tête d’homme – familières de l’artiste, estampées à sec. Hormis quelques figures en couleurs primaires, les lignes noires ou colorées de l’eau-forte, aiguës et vibrantes, se déploient si librement qu’il semble que l’artiste les a dessinées à la plume sans préméditation. En effet, la recherche de Miró d’une harmonie avec le texte de Prévert se manifeste à tous les niveaux : il dispose ses signes plastiques très librement, envahissant parfois l’espace réservé à l’écriture de Prévert de lignes d’une même épaisseur, le ponctuant de gribouillages, de taches de couleurs vives, qui font écho à l’esprit d’enfance des poèmes. La superposition et le rapprochement des signes scripturaux et picturaux abolissent la distinction entre texte et image, effacent toute hiérarchie entre ces deux éléments. Cette harmonie visuelle entre écriture et image renvoie le spectateur asiatique à un aphorisme chinois ancien : shuhua tongyuan ou sowha dongwon : « écriture calligraphique et peinture ont une même source ».

Nouveau venu de l’après-guerre, Aimé Maeght est à l’origine de la plus importante galerie de tableaux de son époque, et d’une fondation célèbre à Saint-Paul de Vence. Il a été souvent comparé à Ambroise Vollard, jusque dans son activité d’éditeur. Les deux hommes avaient en commun le respect absolu de la liberté de l’artiste, d’immenses ressources nécessaires à la réalisation de grands ouvrages, la prudence quant au choix des textes [18]. Néanmoins, et contrairement à Vollard, dès l’origine de ses entreprises Maeght a presque exclusivement fait appel à l’avant-garde poétique, avec Reverdy, Eluard, Tzara, Prévert, Leiris, ainsi qu’à des poètes plus proches de notre temps comme Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Jacques Dupin. Ainsi Maeght a confié à partir de 1955 à Jacques Dupin, le soin d’assumer la naissance et les mécanismes délicats de l’osmose d’où procède tout bel illustré.  L’étude de la genèse de quelques œuvres éditées chez Maeght nous montre que son respect total de la liberté de l’artiste a pu permettre à Miró de développer son style riche et varié de gravure.

Les illustrations de Miró témoignent de sa manière particulière de s’imprégner de la poésie, et de la suggérer ensuite par des stratégies plastiques qui lui sont propres, sans essayer de « représenter » le texte qu’il illustre. Ce point caractéristique nous renvoie à la création artistique de l’Extrême-Orient, car, tout comme le peintre lettré exécute, depuis sa longue contemplation-méditation du paysage, une œuvre picturale en laquelle se trouve cristallisée ce moment vécu de l’union de son esprit avec l’univers, Miró exprime son expérience de la lecture, la rencontre de sa propre résonance intérieure avec celle de la poésie, en effleurant même le processus créateur du poète. De ce point de vue, la poésie est, pour le peintre, comparable au paysage qui inspire les lettrés asiatiques, au point qu’à travers la « contemplation » du poème, en s’en imprégnant Miró s’en trouvait comme « modelé » et en mesure d’exprimer par son œuvre picturale l’écho de son sentiment. Miró invite aussi les lecteurs-spectateurs à actualiser leur propre expérience face au silence des images. Par cette démarche particulière, il se départit de la posture directive de l’illustrateur traditionnel, dès lors que son « illustration » n’est plus une proposition de lecture des textes, mais la recherche d’une harmonie entre texte et image sur cette même partition qu’est celle de la création artistique.

 

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[18] F. Chapon, Le peintre et le livre, op. cit., p. 169.