Les livres illustrés de Joan Miró
chez Maeght éditeur :
de Parler seul (1948) à Adonides (1975)
- Jiyoung Shim
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Pour comprendre le lien entre poésie et illustration en dehors ou au-delà de cette comparaison verbale ou typographique, il faut éclairer la stratégie de l’artiste face à cette impossibilité d’illustrer le texte littéralement. Il nous semble que la métamorphose des signes picturaux, qui joue sur leur statut, offre un parallèle au jeu germinateur du poème Parler seul. Bien qu’il soit difficile de déduire des sentiments précis des poésies de Tzara, ses paroles décousues, ses mots évocateurs et ses métaphores contradictoires créent des atmosphères différentes selon les poèmes. A l’inverse, les lithographies de Miró suivent une composition répétitive, utilisant un registre iconographique limité, sans lien sémantique apparent avec le poème : un chiffre, une métamorphose figurative du chiffre, quelques formes suggestives du corps humain, conservant leur ambiguïté polymorphe. Il est impossible de considérer ces dessins comme illustrant un passage précis du poème.
Bien qu’au départ le texte de Tzara serve de stimulant, sans vraiment fournir de modèle, il finit par générer chez Miró une inspiration propre. Libérée de l’obligation de figurer les référents du texte, son illustration se déploie comme une écriture : chiffres métamorphosés, gribouillages, taches. Comme le remarque Sam Hunter, les signes et les motifs de Miró répondent au principe créatif du poème : « Leur énergie et leur pêle-mêle semblent correspondre étroitement au principe de génération spontanée de la forme contenue dans le poème » [6]. Cette poésie de germination « dans laquelle le mot atteint à une existence autonome, hors de son sens référentiel », se voit liée aux « configurations élémentaires » des signes de Miró. Dans les deux cas, « le produit final est déterminé par le processus créateur lui-même, les images visuelles et verbales témoignent du chemin parcouru en cours d’élaboration » [7].
Tout comme la poésie de Tzara repose sur une dévaluation de certaines conventions du langage, les signes de Miró se transforment d’une page à l’autre, animés par l’énergie des tracés lithographiques. Pour Renée Riese Hubert, « les lithographies de Miró offrent ainsi, à certains égards, l’équivalent visuel du texte » [8].
La spontanéité du jeu de transformation entre écriture et image est d’autant plus forte que les tracés des signes sont semblables à des coups de pinceau calligraphique. L’encre noire, comme celle d’un pinceau mouillé ou desséché, manifeste la puissance gestuelle de la main. Cet effet est permis par la technique utilisée par Miró : la lithographie. En effet, le but de la lithographie était à l’origine de reproduire des écritures ou des notes de musique, à l’aide d’un crayon gras ou une plume trempée dans l’encre courant d’une façon déliée sur la pierre lisse [9]. Bien que Miró ait été capable de manier l’eau-forte, la pointe-sèche, ou le burin, la lithographie était sans doute la technique qu’il pouvait maîtriser le mieux, notamment après la réussite de la série de Barcelone réalisée en lithographie entre 1939-1940. Ce choix se justifiait aussi du point de vue historique comme un hommage à son ami poète, car c’est Tzara qui avait fait réaliser à Miró ses premières lithographies en 1930, pour les illustrations de son livre L’Arbre des voyageurs. Permettant de multiples nuances, la lithographie offre la possibilité à l’artiste de déployer librement son style scriptural, comme dans sa peinture, et de réaliser une sorte de « calligraphie » par la force gestuelle du pinceau. La lithographie contribue à effacer les barrières entre texte et image : les manières de lire et de voir, les lectures du figural et du littéral se confondent, car les mots nous égarent par leur association imprévisible en provoquant une image verbale autre dans notre perception, tout comme les images se lisent finalement comme des mots calligraphiques. L’illustration de Miró s’affirme ainsi comme une autre écriture, à la fois peinture et écriture, suivant un processus qui s’apparente à celui de la création poétique et qui a pour conséquence d’établir tout à la fois une communauté des deux arts au niveau du processus de la création et de leur synthèse visuelle.
Le rôle de l’éditeur Aimé Maeght et sa collaboration avec Joan Miró
Le projet de Tzara est ainsi lancé avec le soutien de l’éditeur Maeght, et Miró répond à leur initiative en 1948. Dans la genèse de Parler seul, le rôle de l’éditeur Aimé Maeght peut être considéré comme comparable à celui de Tériade, accordant sa pleine confiance et son soutien financier aux deux créateurs du livre, et jouant le rôle d’intermédiaire dans la rencontre entre Miró et l’imprimeur Mourlot. Cela vient sans doute dans ce cas de la personnalité de Tzara, engagé dans l’élaboration du concept du livre davantage que l’éditeur. De même, le manque d’expérience de Maeght peut être ici en cause, sa première édition d’un livre illustré par un peintre ne datant en effet que de l’année 1946, deux années avant Parler seul.
Aimé Maeght, dès ses débuts comme marchand de tableaux, et lithographe lui-même, s’est montré passionné par l’imprimerie, et a commencé son activité d’éditeur à la fin de la guerre : il a d’abord édité des revues comme Pierre à Feu en 1945, puis jusqu’à la fin de ses jours plus de quatre-vingts livres illustrés et revues (L’Ephémère et Argile, par exemple) consacrés au rapport étroit qui unit les peintres aux poètes. Sa première édition originale d’importance date de 1946, avec Description d’un combat de Franz Kafka, illustrée par Atlan, soit un an à peine après le début de son activité éditoriale. Puis viendra Derrière le Miróir, catalogue des expositions de la Galerie Maeght, où le texte d’un auteur important est consacré à la vision d’un artiste de son temps.
[6] S. Hunter, introduction à Joan Miró : l’œuvre gravé, traduit de l’allemand par Alex Grall, Paris, Calmann-Lévy éditeurs, 1958, p. 34.
[7] Ibid.
[8] R. R. Hubert, « Miró et le livre surréaliste », Mélusine, n° 4 (« Le livre surréaliste »), Actes du colloque en Sorbonne, juin 1981, Lausanne, L’Age d’Homme, 1982, p. 229.
[9] J.-E. Bersier, La Gravure : les procédés, l’histoire, Paris, Berger-Levrault, 1963, p. 74.