Illustrer Shanghai en 1930 : caricatures et
modernité kaléidoscopique dans la revue
Shanghai Sketch

- Marie Laureillard
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Fig. 8. Ye Q., Désir, 1928

Inévitablement, l’émancipation confère à la modern girl un visage menaçant de séductrice cynique, de femme fatale, que Shao Xunmei, principal sponsor de la revue, et les artistes illustrateurs associent volontiers à une esthétique décadente d’inspiration européenne. Une couverture de Zhang Zhenyu (29 juin 1920) met en scène une femme plantureuse nue au milieu des flammes, dominée par trois têtes de démons verts aux yeux rouges, qui, l’air féroce, la gueule béante, semblent prêts à l’engloutir à tout instant. On songe aux scènes d’enfers bouddhiques chinois de pauvres êtres exposés au feu et menacés par des monstres. Jonathan Hutt interprète cette scène comme une preuve de « fascination pour la décadence [qui] s’étendait au-delà du monde littéraire aux arts visuels. La femme fatale et la fin de la civilisation allaient devenir des motifs majeurs pour les artistes shanghaiens dans leur représentation de la ville en tant que dystopie urbaine » [22].

Les artistes auteurs de la revue trouvent en effet un écho à leurs préoccupations dans l’esthétique européenne du décadentisme, liée au symbolisme, où l’idée prime sur la forme et où s’exprime un refus du progrès technique et matériel. La femme symbolise érotisme et perversion, comme en atteste la couverture du n° 4 de la revue, dessinée par Ye Qianyu et intitulée Femme et serpent (12 mai 1928). Le serpent est, dans la tradition chinoise, considéré comme un être intelligent, mais malfaisant et perfide. Vu comme une créature sensuelle, il est la métaphore de la séductrice. Ainsi, dans la fameuse légende du serpent blanc, un herboriste s’éprend d’une femme jeune et belle, pour apprendre plus tard, de la bouche d’un religieux, qu’il s’agit d’un génie serpent : on emprisonnera ce dernier sous une pagode pour l’empêcher de nuire. D’autres versions présentent l’animal doué de pouvoirs magiques sous un jour plus favorable [23]. Le motif de femme nue aux cheveux courts et aux yeux ombrés de fard caressant voluptueusement un python lové que l’on voit ici, selon Paul Began, s’inspirait manifestement du Péché de Franz von Stuck (1863-1928), co-fondateur de la Sécession de Munich : ce tableau aujourd’hui conservé à la Neue Pinakothek de Munich représente une nymphe dans une pose lascive, qui regarde le spectateur droit dans les yeux et autour de laquelle s’enroule un serpent [24]. Une page entière est consacrée à ce peintre symboliste allemand dans le numéro du 21 juillet 1928. Symbole de dépravation, une femme suspendue à l’envers (23 novembre 1929) que l’on doit à Zhang Guangyu évoque plutôt le style de William Blake et son Dragon rouge de 1805.

L’atmosphère décadente fin de siècle prend parfois une tournure macabre, comme sur la couverture du n° 36 (22 décembre 1928) intitulée Désir (慾火), réalisée par Ye Qianyu. Un homme et une femme se regardent, tandis que des flammes rouges engloutissent le premier, laissant la seconde indemne (fig. 8). L’homme au teint basané tend une main implorante vers la femme à la peau claire et aux yeux fardés qui le domine, mais celle-ci semble insensible à sa requête. De sa main, dont l’index s’orne d’un anneau proéminent en forme de serpent, elle agrippe le cou de l’homme. L’expression impitoyable de cette ensorceleuse aux cheveux bouclés fait songer à l’attitude de Salomé. Réunissant « la chair brûlante et l’ivresse des sens d’un côté, le rêve de Beauté et d’Absolu de l’autre » [25], le personnage de Salomé, qui cristallise tout un pan de l’imaginaire fin de siècle, n’a pas manqué de fasciner les artistes et intellectuels chinois de l’époque en tant que femme fatale par excellence. Le sujet de cette couverture donne matière à un commentaire personnel de l’artiste Lu Shaofei 魯少飛 (1903-1995) dans un petit texte du numéro suivant, dont le langage et l’imagerie évoquent la poésie décadente :

 

Sous le pouvoir et le joug des anciens rituels, tous les poisons que sont la vanité, l’obstination, la débauche ont généré dans la société une atmosphère pestilentielle ! Entourés de puissants désirs matériels, tous les poisons que sont la fraude, la malversation, la tromperie ont entraîné une vie de blessure et de souillure ! Les femmes, généralement fragiles et faibles, attirent tous ces poisons et les diffusent en répandant dans la foule leurs toxines néfastes [26] !

 

Visible dans nombre de revues illustrées chinoises des années 1920 et 1930, la marque d’Aubrey Beardsley est ici évidente : les références à certaines illustrations de Le Morte d’Arthur de Thomas Malory, réalisées en 1892, sont transparentes. La propension à imiter ce style si singulier qui fit scandale en son temps se décèle dans les cadrages inattendus, les effets dissymétriques, les jeux d’arabesque, ou encore les contrastes de détails groupés et de vastes réserves de blanc, mais aussi l’atmosphère à la fois érotique, sarcastique et raffinée. Cet artiste anglais mort à l’âge de 25 ans fut l’inventeur d’un langage graphique qui s’affirma avec force dès 1892 :

 

Le scandale tient d’abord à la nouveauté formelle, absolument fracassante, de ce style qui sait tirer de la relation des blancs et noirs des effets étonnants. Il tient ensuite au fait que, s’inscrivant de la sorte dans la tradition fort récente issue de Swinburne, le jeune artiste a décidé de jouer la carte de la provocation érotique [27].

 

Il n’est donc guère surprenant que ce personnage haut en couleur qu’était Shao Xunmei, sponsor de la revue, ait encouragé une telle esthétique et insufflé ses goûts décadents à la revue Shanghai Sketch. Lui-même était émule de Swinburne et auteur d’une poésie qui ne cesse de dépeindre la dualité féminine, ce mélange de séduction et de répulsion, dans une quête éperdue de raffinement et de sensualité.

A la pointe de l’avant-garde artistique, Shanghai Sketch est ainsi le lieu d’une révolution graphique et d’une effervescence créatrice remarquables, propres à la Chine de l’entre-deux-guerres. On y trouve l’expression d’une certaine réalité shanghaienne à travers le Shanghaien moyen dépeint sous les traits de monsieur Wang et la modern girl qui hante ses pages. Le mélange de styles picturaux inspirés du décadentisme européen, du cubisme, du surréalisme, de l’Art nouveau et de l’Art déco produit un effet détonant. Le foisonnement visuel et l’éclectisme artistique propres à la revue expriment la « modernité kaléidoscopique » d’une métropole en plein devenir : de ce lieu d’enchantement et de perdition, les artistes se font les chantres [28]. Après l’âge des seigneurs de la guerre et avant la Guerre Sino-japonaise et la guerre civile, la période 1927-1937 apparaît comme une trêve, une bouffée d’oxygène dans l’histoire tourmentée de la Chine du XXe siècle : durant une dizaine d’années, artistes et écrivains trouvent un certain espace de liberté propice à leur création et peuvent rêver à une nouvelle Chine. C’est sur ce terreau fertile qu’a pu s’épanouir une revue haute en couleur comme Shanghai Sketch.

 

>sommaire
retour<

[22] J. Hutt, « Monstre Sacré : The Decadent World of Sinmay Zau », China Heritage Quarterly, n° 22, juin 2010, p. 116.
[23] W. Eberhard, A Dictionary of Chinese Symbols, Londres et New York, Routledge, 1986, p. 258 (légende du serpent blanc).
[24]  P. Bevan, A Modern Miscellany, op. cit., pp. 46-47.
[25] J.-N. Illouz, Le Symbolisme, Paris, Le Livre de Poche, 2014, p. 108.
[26] Shanghai manhua n° 5, 19 mai 1928, p. 7.
[27] J. Pierre, L’Univers symboliste : fin de siècle et décadence, Paris, Somogy, 1991, p. 287.
[28] Nous empruntons l’expression « modernité kaléidoscopique » à un ouvrage consacré à une autre revue shanghaienne, Liangyou 良友 (The Young Companion), publiée de 1926 à 1945 : P. Pickowicz, Sh. Kuiyi et Zhang Yingjin (dir.), Liangyou: Kaleidoscopic Modernity and the Shanghai Global Metropolis, 1926-1945, Leyde, Brill, 2013, p. 17.