Batailles de symboles :
la caricature comme arme

- Sarah Hervé
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Fig. 5. Anonyme, « La toilette du Républicain »,
La Charge
, 1833

Fig. 6. Anonyme, « Vive la France ! »,
La Charge
, 1832

Les dessins de graffitis de la poire inspirèrent le caricaturiste de La Charge qui commença à insérer de petits graffitis de brioches à l’arrière-plan de plusieurs de ses dessins. Dans l’article commentant le dessin « La toilette du républicain » (fig. 5), le dessinateur prétend que c’est « probablement » le petit garçon qui avait dessiné le « nouveau bonnet de la République » sur le mur, comme les enfants dans La Caricature.

Dans une note de La Charge (5 mai 1833), il est également écrit : « Un pâtissier de la rue du Temple, qui ne craint pas d’afficher son opinion, vient de faire peindre, sur son enseigne, une superbe brioche avec cette inscription : Au nouveau Bonnet de la République » [14]. Il est peu probable qu’un boulanger fit peindre une brioche sur son enseigne en référence au symbole de La Charge, comme l’affirme ce dernier, mais cela prouve encore une fois que les créateurs de la brioche républicaine souhaitaient diffuser ce symbole comme La Caricature diffusait celui de la poire.

 

La fleur de lys

 

Les journaux de Philipon [15] n’étaient pas les seuls à se servir du symbole de la poire, les journaux légitimistes comme Brid’Oison faisaient eux aussi occasionnellement référence au roi et au gouvernement par l’intermédiaire d’une « poire » [16]. Puisque l’opposition à Louis-Philippe ne se limitait pas à l’opposition « républicaine », La Charge recourait aussi au symbole de la fleur de lys, qui représentait la monarchie sous l’Ancien Régime, et dont s’étaient emparés les légitimistes, dès lors que les orléanistes y avaient renoncé. Louis-Philippe, lui-même orléaniste, avait choisi trois autres symboles : le coq gaulois, le drapeau tricolore et un livre ouvert représentant la « charte de 1830 » [17]. Les deux premiers symboles avaient un lien ambigu avec l’identité républicaine, car ils avaient été largement utilisés lors de la Révolution [18]. Louis-Philippe avait délibérément choisi ces symboles pour marquer une distance face à la Monarchie d’Ancien Régime et pour apporter son soutien à la Révolution de 1789.

La Charge souhaitait ainsi rappeler à ses lecteurs que Louis-Philippe et son père, Philippe-Égalité, le régicide, avaient soutenu la Révolution et que Louis-Philippe avait même combattu aux côtés des révolutionnaires pendant la bataille de Valmy en septembre 1792, et la bataille de Jemmapes en novembre de la même année. En 1830, il avait choisi le titre de « Roi des Français » à la place du titre de « Roi de France », associé à Monarchie d’Ancien Régime, revendiquant ainsi la dénomination que Louis XVI avait été contraint de prendre pendant la Révolution. La création de symboles était donc un enjeu important pour la monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe. Or, celui de la poire allait à l’encontre de l’image qu’il avait voulu construire, ridiculisant ce portrait de roi mûrement réfléchi [19]. Ceci peut expliquer pourquoi La Charge, en tant que journal soutenant le roi (même si le journal s’en défendait), voulait créer des symboles tout aussi offensifs envers l’opposition. Ceci nous amène à un autre symbole qui fut débattu tout à la fois dans La Charge et dans La Caricature : le coq gaulois.

 

Le coq gaulois

 

Le coq gaulois est souvent présent dans les charges de La Caricature. Le Roi-Citoyen y est alors opposé au coq. Dans La Charge, le coq gaulois est également représenté, d’une façon toutefois bien différente. Le coq est en effet utilisé comme un moyen de symboliser le « gardien » ou le défenseur de la France, dans la lignée de Louis-Philippe qui s’attribue ce symbole pour représenter la monarchie de Juillet. Dans une caricature de La Charge intitulée « Vive la France ! » (fig. 6), la France, personnifiée en femme, est attaquée par un républicain, un légitimiste et un bonapartiste, reconnaissables à leurs attributs : une fleur de lys, une aigle (pour les bonapartistes, Napoléon ayant choisi un aigle comme emblème) et un bonnet phrygien. « Tout en faisant retentir l’air de leurs cris de vive la France ! ils assomment la France, ils assassinent la France, en répétant en chœur (…) : Nous sommes Français, not’ pays avant tout ! ». Le coq est placé devant la femme (La France), les griffes en avant, prêt à défendre la France et Louis-Philippe de leurs assaillants. Le dessinateur de La Charge s’approprie les symboles de la monarchie de Juillet, en opposant le coq gaulois aux symboles des autres partis.

Dans La Caricature, en revanche, on peut souvent voir le coq agonisant ou enchaîné, généralement maltraité par Louis-Philippe [20] ; d’autres fois, le coq est représenté d’une façon ridicule, par exemple dans cette caricature où Louis-Philippe est assis nu sur un énorme coq [21]. Le fait que le coq soit représenté comme mourant, enchaîné ou maltraité, peut s’interpréter comme une dénonciation de l’appropriation par Louis-Philippe de symboles qui ne lui « appartenaient pas » et qui ne correspondaient pas à sa politique. Ceci est un autre exemple illustrant l’utilisation des symboles dans les caricatures de cette époque, par les différents courants politiques. Dans un dessin de La Caricature datant du 9 février 1832, Louis-Philippe menace une femme, nommée « Liberté ». A côté de l’allégorie féminine, on peut voir un coq gaulois enchaîné sur un perchoir. Le coq semble vouloir s’envoler pour attaquer Louis-Philippe et ainsi protéger « Liberté ». Le coq de La Charge et celui de La Caricature ont ainsi des fonctions similaires : ils servent de protecteurs à l’allégorie féminine dans les deux caricatures. Cependant, dans la lithographie de La Caricature, le coq est maltraité par Louis-Philippe envers qui il paraît agressif, alors que le coq de La Charge ne protège pas seulement la France mais aussi le roi.

 

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[14] La Charge, 5 mai 1833.
[15] La Caricature et Le Charivari.
[16] F. Kerr, Caricature and French Political Culture 1830-1848, op. cit., p. 209.
[17] M. Pastoureau, « Le coq Gaulois », dans P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire. 3 : Les France de l’archive à l’emblème, Paris, Gallimard, 1992, p. 529.
[18] B. Richard, Les Emblèmes de la République, Paris, CNRS, 2012, pp. 310-311.
[19] A. Duprat, Le Roi décapité. Essai sur les imaginaires politiques, Paris, Les Editions du Cerf, 1992, pp. 213-214.
[20] Dans une caricature publiée le 7 mai 1835, Louis-Philippe est transformé en chat. La caricature fait référence à une fable de La Fontaine : « Le Chat, la Belette et le petit lapin ». Derrière le chat on peut apercevoir un coq mort, probablement assassiné par Louis-Philippe.
[21] La caricature date du 30 janvier 1834. « Le Système est à cheval sur une façon de coq gaulois », explique l’article.