Batailles de symboles :
la caricature comme arme
- Sarah Hervé
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Fig. 3. Anonyme, « Est-ce un Bonnet….
Est-ce une Brioche ? », La Charge, 1833
Fig. 4. A. Bouquet, « Voulez-vous aller faire
vos ordures plus loin, polissons ! », 1833
En effet, l’emploi de symboles, tels que la poire ou la brioche, servait à exprimer une idée en comptant sur la complicité du lecteur, qui lisait ces symboles à la lumière d’un contexte contemporain et de références communes. Le caricaturiste utilisait ainsi le détour du dessin, qui permettait d’exprimer sa ligne politique sans expliciter textuellement ses positions. Philipon et son journal sont ainsi à l’origine de cette association entre le roi, la monarchie de Juillet et la poire, références qui sont ensuite entrées dans la culture commune. La caricature de la poire et sa diffusion réduisaient le pouvoir du roi et le roi lui-même à une chose [8]. Le caricaturiste de La Charge voulait ainsi concurrencer La Caricature en utilisant la même stratégie, au moyen d’un autre symbole trivial : la brioche !
A travers « Le Poiricide » La Charge voyait dans les caricatures récurrentes de poire une incitation au régicide, ce qui, selon le journal, fut prouvé par la tentative d’assassinat de Louis-Philippe. Il est évident que La Charge considérait La Caricature comme un journal d’idéologie républicaine, alors même que ce dernier n’a pas toujours été ouvertement républicain, surtout à ses débuts. Néanmoins, après l’insurrection républicaine en juin 1832 [9], Philipon se décrit comme « républicain de tout cœur ». Pour La Charge, accuser La Caricature d’être un journal républicain était sans doute un moyen de l’affaiblir en lui attribuant un statut de journal politique qu’il ne revendiquait pas lui-même, par peur de s’aliéner ses lecteurs légitimistes [10]. En créant un lien entre le républicanisme et La Caricature, La Charge pouvait ainsi plus facilement avancer que le journal était dangereux pour l’ordre public.
Cependant, Bellair craignait que son propre journal puisse être associé au roi et à son gouvernement, ce qu’il dénonça dès le premier numéro :
Qu’on se garde de conclure que la CHARGE veuille se faire le servile champion du pouvoir. A l’instant même nous jetterions cette page au feu. LA CHARGE NE SERA JAMAIS A LA SOLDE DU MINISTÈRE » [11]
Dans le numéro suivant, cet argument est développé lorsque le directeur précise : « Nous ne sommes payés ni par les légitimistes, ni par les républicains, ni par les ministres » [12]. Il était en effet important pour lui de ne pas être associé à un parti politique, car il voulait que le journal soit perçu comme indépendant. En attribuant à La Caricature un aspect plus politiquement partial, Bellair souhaitait certainement décrédibiliser le journal, une critique qu’il semblait craindre pour La Charge.
Dans un des premiers dessins où figure la brioche, publié le 14 avril 1833, on voit une assemblée où un républicain à tête d’animal (d’hyène) tient une grosse brioche (fig. 3). Dans l’article qui accompagne la caricature, publié en première page, il est écrit que par « l’effet d’une singulière ressemblance, les membres de l’honorable assemblée, de près comme de loin, prennent cette monstrueuse brioche pour le bonnet de la République… ». Le titre du dessin est : « Est-ce un bonnet… Est-ce une brioche… ? » Dans l’article, il est révélé que cette « hyène républicaine » essaie de séduire l’assemblée avec une brioche qui, il le promet, « contient beaucoup de beurre » (signe d’une bonne brioche). Ceux représentés par des loups garous à droite sont les membres de la partie républicaine de l’assemblée, qui sont impatients de manger la brioche. Le mouton à gauche est censé personnifier un légitimiste, qui déclare timidement « je peux en manger une partie ». L’objectif de cette caricature est de montrer que les républicains promettaient de créer une nouvelle société, mais leurs promesses ne valaient pas plus qu’une petite brioche brûlée. Ceux qui ont cru en la promesse d’une « bonne brioche », ont ainsi été trompés par son apparence appétissante. En revanche, la majorité de l’assemblée, ceux qui sont assis derrière, clament haut et fort qu’ils « n’en mangeront pas » : eux n’ont pas été dupes.
La Brioche est par la suite représentée dans plusieurs caricatures, symbole toujours associé aux républicains ou à l’idée du républicanisme. Dans les caricatures et les articles, la brioche est présentée comme médiocre, une pâtisserie que personne ne veut vraiment manger. Elle est décrite comme ayant un goût de brûlé, quasiment immangeable. La brioche est, pour le caricaturiste de La Charge, un moyen de critiquer le républicanisme : elle peut sembler bonne, mais se révèle avoir mauvais goût. De même, l’idée d’une République peut sembler tentante, mais n’est en pratique ni réalisable ni souhaitable, et ne conduit qu’à la violence et au chaos. Selon l’équipe éditoriale de La Charge, tout avènement d’un régime républicain se terminerait comme la Terreur révolutionnaire.
La façon dont La Charge utilisait la brioche ressemblait donc fortement au procédé des journaux d’opposition recourant à la poire. Cela se voit d’abord dans la manière dont la brioche est utilisée au sein des caricatures, mais aussi dans la manière dont les auteurs emploient systématiquement le mot « brioche » dans les articles pour évoquer les républicains, comme le faisait l’opposition avec le terme de « poire ». La poire était, comme mentionné précédemment, devenue une référence si communément admise que certains prétendaient même que les enfants la dessinaient sur les murs de Paris, thème repris ultérieurement par Victor Hugo dans Les Misérables [13]. Une lithographie d’Auguste Bouquet, parue dans La Caricature, en témoigne : elle montre des enfants dessinant des poires, et d’autres graffitis, sur un mur (fig. 4). A la suite de ce dessin, la poire est souvent présente dans les charges de La Caricature sous forme de petits graffitis à l’arrière-plan, sur des murs.
[8] F. Erre, Le Règne de la Poire. Caricatures de l’esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos jours, Op. cit., p. 75.
[9] D. S. Kerr, Caricature and Political Culture, New York, Oxford University Press, 2000, p. 94.
[10] Ibid, p. 95.
[11] La Charge, 7 octobre 1832.
[12] La Charge, 14 octobre 1832.
[13] F. Erre, Le Règne de la Poire, op. cit., p. 12.