Tériade et le livre de peintre
- Pascal Fulacher
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Les similitudes entre Tériade et Vollard apparaissent donc plus nombreuses qu’on ne le croit de prime abord. Disparu en 1939, Vollard laisse derrière lui une œuvre éditoriale conséquente (près de 40 titres publiés entre 1900 et 1939). A cette date, Tériade n’a encore publié aucun livre illustré. Son premier ouvrage paraît en effet en 1943 : il s’agit de Divertissement de Georges Rouault ; celui-ci sera suivi de Correspondances de Pierre Bonnard. Le fait d’inaugurer sa production éditoriale avec deux artistes majeurs de la maison d’Ambroise Vollard, n’est sans doute pas anodin, et marque une volonté de poursuivre l’œuvre de son prédécesseur. Cette volonté se traduira également dans la conception même de ses livres de peintre.

Sur un plan strictement typographique tout d’abord, si Tériade est moins audacieux que Vollard dans le choix des caractères typographiques, il se tourne comme lui vers des fontes anciennes, le Romain du roi (gravé par Grandjean en 1693), pour un tiers de sa production, mais aussi dans une bien moindre proportion le Romain de l’université (conçu par Jean Jannon au début du XVIIe siècle) et le Garamond (dont l’origine remonte au XVIe siècle). Quant aux techniques de reproduction des illustrations, elles sont similaires chez les deux éditeurs : si la lithographie a nettement la faveur de Tériade, la taille-douce et la gravure sur bois sont également employées mais dans une moindre proportion que chez Vollard, signe d’une affirmation du livre de peintre avec Tériade qui privilégie la couleur et le procédé de reproduction préféré des peintres. Vollard se distinguera toutefois par le recours à deux techniques différentes dans un même livre : tantôt lithographies et cuivres, tantôt bois et cuivres… Il est à ce titre l’un des rares éditeurs de livres de peintre à mélanger ainsi deux procédés d’illustration différents dans une même édition. Tériade, pour sa part, sera le premier à utiliser le pochoir dans l’art du livre de peintre moderne avec Jazz de Matisse. Le perfectionnement de cette technique ancestrale permet désormais des tirages importants, tout en donnant la possibilité à l’artiste de corriger chaque couleur à la machine sans influer sur les autres : il en résulte des à-plats de très grande qualité qui ont séduit Matisse et l’ont conduit à réaliser Jazz.

Si la pratique du livre de peintre manuscrit fut initiée par Vollard (avec Emile Bernard pour Les Amours de Ronsard), elle s’amplifie nettement avec Tériade qui en réalisa pas moins d’une dizaine. Les deux premiers ouvrages édités par Tériade (Divertissement de Rouault et Correspondances de Bonnard) furent ainsi intégralement manuscrits par les artistes eux-mêmes, l’écriture étant reproduite en fac-similé par l’imprimerie Draeger. « Dans ce cas, l’artiste est omniprésent et le livre devient un support à part entière où la typographie n’a même plus sa place » [16] écrit Antoine Coron dans un texte consacré aux livres de luxe. « Ce retour au manuscrit permet d’inverser les rôles du texte et de l’image : le texte devient accompagnement décoratif et permet la respiration dans le rythme de la lecture des planches », poursuit-il. Tériade a incontestablement encouragé cette pratique chez les peintres (Bonnard, Léger, Rouault, Matisse), exceptionnellement chez les poètes (Reverdy). « Tériade, appliquant au manuscrit les procédés modernes de la reproduction, notamment la lithographie, conserve la chaleur instantanée du tracé tout en le rendant plus largement accessible » [17].

Le livre de peintre, avec Tériade, a atteint son apothéose et trouvé son total accomplissement. Grâce à des éditeurs comme lui, de nouveaux horizons s’ouvrent désormais aux artistes, à partir de la fin des années 1940, avec de nouvelles formes de livres où ils s’affirmeront progressivement, avec leurs propres conceptions techniques et esthétiques. Ainsi, le choix du texte, de la typographie, de la technique d’illustration voire du papier leur appartiendra-t-il de plus en plus. Avec la disparition des grands éditeurs, au cours de la seconde moitié du siècle, les livres de création, tels que je les ai qualifiés [18], sont entre les mains des artistes eux-mêmes.

Le livre de peintre, tel que l’avaient conçu Vollard et Tériade, a-t-il pour autant disparu ? Même si un autre marchand de tableaux, Aimé Maeght, surgit dans ce domaine à partir de la fin des années 1940, en sollicitant les plus grands peintres de son temps et les meilleurs poètes, rares sont les grands éditeurs de livres de peintre à s’être imposés dans les décennies suivantes.

Le livre de peintre ne sera plus alors le fait de marchands de tableaux mais de sociétés de bibliophiles, voire d’éditeurs privés comme Fata Morgana, Jean Hugues, Robert Dutrou… Le grand livre de peintre a toutefois évolué depuis Tériade et a généralement fait place à des livres aux formats plus réduits, aux tirages moins importants (moins d’une centaine d’exemplaires au lieu des 200 à 300 voire davantage à l’époque de Tériade), et surtout d’une conception différente dominée par le dialogue entre artiste et poète, même si le premier en demeure le plus souvent l’instigateur et le maître d’œuvre.

Le livre d’artiste dont les origines remontent d’une certaine façon au livre de peintre, a supplanté, dans les années 1970-1980, ce dernier devenu trop luxueux et trop coûteux. Si Tériade a toujours voulu privilégier le peintre dans les livres qu’il publia, ses successeurs se sont efforcés de rééquilibrer les rapports entre poètes et plasticiens, considérant que le livre est autant un support textuel qu’un support esthétique. Une nouvelle clientèle de bibliophiles, avide de poésie et de littérature, à l’affût de nouveaux livres et de nouveaux textes, le plus souvent inédits, n’est pas étrangère à cette évolution qui tend à ramener le livre de création dans le champ littéraire.

Tériade, considéré aujourd’hui parmi les plus grands éditeurs de livres de peintre, eut sans doute une part déterminante dans l’évolution de ces œuvres à part entière, où convergent admirablement poésie et peinture. Il a montré par ses prestigieuses publications, que le livre peut être un support de création infini, aux multiples possibilités. En constant renouvellement depuis plus d’un siècle, le livre reste encore et toujours à réinventer. C’est sans doute là précisément la vraie leçon de Tériade.

 

 

Bibliographie, par ordre chronologique

 

 

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[16] A. Coron, « Livres de luxe », Histoire de l’édition française, vol. 4,  Paris, Promodis, 1983-1986, p. 434.
[17] F. Chapon, Le peintre et le livre, op. cit., p. 237.
[18] P. Fulacher, Esthétique du livre de création au XXe siècle : du papier à la reliure, thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne, 2004.