Tériade et le livre de peintre
- Pascal Fulacher
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Fig. 3. Verve, 1937-1938

Des Cahiers d’art aux livres de peintre

 

C’est en tant que critique d’art aux Cahiers d’art, revue fondée en 1926 par son compatriote Christian Zervos que Tériade débute sa carrière. Il y rédigera plus d’une quarantaine de textes consacrés aux plus grands artistes de son temps : Marc Chagall, Jules Pascin, André Beaudin, Georges Braque, André Masson, Raoul Dufy, Henri Matisse… sans oublier la publication de son entretien avec le marchand Kahnweiler. Dès le milieu des années 1920, Tériade entretient donc des rapports privilégiés avec les plus grands peintres et marchands de tableaux parisiens. Paris est à cette époque la capitale mondiale de l’art, et concentre à elle seule tout ce qui compte dans le domaine de l’édition d’art. Dès 1928, Tériade collabore en outre à la rubrique artistique du quotidien national L’Intransigeant où il défend plus que jamais l’art moderne. Il préfère alors donner la parole aux artistes et s’abstient autant que possible de tout jugement ou commentaire personnel. Il y publie des articles sur Camille Corot, Georges Rouault, Fernand Léger… et inaugure une rubrique intitulée « Voyages d’artistes » où ces derniers évoquent leurs pérégrinations. En 1931, il quitte les Cahiers d’art et s’éloigne de Christian Zervos, pour faire la connaissance d’Albert Skira, son futur mentor. En décembre 1932, tous deux fondent la revue Le Minotaure dont Skira est le directeur-administrateur, et Tériade le directeur artistique. Cette publication artistique et littéraire de qualité, qui eut une certaine importance dans l’évolution du groupe surréaliste compte tenu de la collaboration de ses membres, permit à Tériade d’entrer en contact avec l’avant-garde littéraire. En 1935, il fonde avec son complice de L’Intransigeant Maurice Reynal une autre publication qu’il intitule La Bête noire, qui se veut un journal d’action artistique et littéraire, et dont l’existence fut éphémère puisqu’elle ne connut que huit numéros parus en moins d’un an. Nombre d’artistes et d’écrivains poètes y apportèrent leur contribution. Mentionnons Antonin Artaud, Fernand Léger, Le Corbusier, René Daumal Jacques Baron, Roger Vitrac, Pierre Reverdy, Jacques Audiberti…

Après avoir mis fin à sa collaboration avec Le Minotaure, en 1937, Tériade fonde Verve. Revue et maison d’édition à la fois, Verve est avant tout une aventure personnelle dans laquelle Tériade s’investit totalement, prenant à lui seul tous les risques. Grâce à Coco Chanel, il bénéficie toutefois à ses débuts de l’appui financier de David Smart, riche éditeur américain à la tête d’un puissant groupe de presse outre-Atlantique, qui souhaite faire, selon ses propres dires, « la plus belle revue du monde ». Pour ce faire, il laisse carte blanche à Tériade qui a toute latitude pour créer une revue artistique et littéraire, ambitieuse et libre. Le premier numéro de Verve paraît en décembre 1937 (fig. 3) et sa diffusion en France est de 15 000 exemplaires, ce qui constitue un record à l’époque. La version anglaise de Verve, diffusée aux Etats-Unis, ne remporte pas le succès escompté, et au bout de cinq numéros l’éditeur américain se retire. La guerre puis l’Occupation met en péril Verve,qui résiste néanmoins et réussit à paraître : on compte ainsi six numéros entre 1940 et 1945. Verve, qui est devenu incontestablement un support où artistes et écrivains-poètes se retrouvent pour dialoguer, jouera un rôle essentiel dans la carrière d’éditeur de Tériade. On y décèle dès les premiers numéros sa conception et ses orientations en la matière. Il entend ainsi préserver la spontanéité artistique, laisser la parole aux artistes et aux écrivains, laisser leurs œuvres s’exprimer par elles-mêmes. A cet effet, il met à leur disposition les moyens techniques les plus appropriés, même si ceux-ci peuvent paraître quelque peu traditionnels voire révolus : l’héliogravure en noir et en couleurs, la typographie, la lithographie. Michel Anthonioz indique :

 

Cette recherche scrupuleuse de la fidélité à l’intention de l’artiste, Tériade la poursuivra autant dans la revue que dans les livres de peintre. S’il n’avait pas reçu de formation technique à proprement parler, il faisait grand cas des rapports chromatiques et de l’exactitude des couleurs. Le luxe inouï des diverses techniques de reproduction employées à l’intérieur d’un même numéro de Verve ne faisait qu’exprimer cette exigence de fidélité. Cette constante vigilance correspondait d’ailleurs à l’attente des artistes, de Matisse en particulier, qui n’hésite pas à exiger des prouesses techniques sans considération de leur coût [7].

 

Verve constitua sans aucun doute une matrice essentielle pour les éditions de livres de peintre publiés par Tériade à partir de 1943. Si les numéros consacrés à un artiste sont les plus nombreux (onze numéros dont neuf doubles) [8], ceux réunissant des enluminures (huit dont un double), ainsi que les numéros variés [9] (sept dont deux doubles) sont presque aussi importants. En 1960, le dernier numéro de Verve, consacré à Chagall, paraît : il regroupe un ensemble de dessins que l’artiste réalisa pour la Bible, publié quatre années auparavant, confirmant le lien qui existe entre la revue et les éditions d’art.

Si Tériade fait son apprentissage d’éditeur de livres de peintre dès le début des années 1930 avec Albert Skira auquel il fut associé pour publier Les Métamorphoses d’Ovide illustrées par Picasso (1931) et les Poésies de Mallarmé illustrées par Matisse (1932), ouvrages qui s’inscrivent dans la tradition du grand livre de peintre inaugurée par Vollard, il poursuit avec Verve une expérience qui le conduira tout naturellement à éditer lui-même des livres avec de grands peintres. Au confluent de la création artistique et littéraire, les numéros de Verve convergent vers l’édition réservée à de grands peintres, quoique le dialogue y soit plus présent, plus intense. On ne soulignera jamais assez le rôle primordial qu’ont joué certaines revues d’art de qualité comme Verve, dans l’épanouissement de ces livres.

 

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[7] M. Anthonioz, L’Album Verve, Paris, Flammarion, 1987, p. 26.
[8] Tériade confie la conception de chacun de ces numéros à un artiste différent qui est conduit à réaliser couverture, frontispice, titre, et illustrations, comme il est amené à le faire pour la réalisation d’un livre de peintre.
[9] Ainsi qualifiés par Tériade qui avait l’habitude de regrouper les numéros de Verve à travers ces trois familles.