Illustratrices du sexe.
Gerda Wegener et Mariette Lydis

- Camille Barjou
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Fig. 7. M. Lydis, « Les sœurs Michel », [v. 1927]

Fig. 8. M. Lydis, Criminelles, [v. 1927]

Fig. 10. M. Lydis, « Catherine H... »,
[v. 1927]

Fig. 11. M. Lydis, « Comtesse Diane »,
[v. 1927]

Fig. 12. M. Lydis, « Baronne de R... »,
[v. 1927]

Fig. 13. M. Lydis, « Barbe St-M...», [v. 1927]

Criminelles

 

Criminelles ne parle pas d’amour et n’est pas directement un livre érotique. Réalisé autour de 1927 et publié à compte d’artiste, il ne présente pas de nom d’éditeur ou de ville mais comporte une justification de tirage. A l’intérieur de l’ouvrage, Mariette Lydis présente vingt-quatre portraits de criminelles, auxquels elle associe de petits textes en légendes. Ce sont une phrase ou deux qui donnent le nom du modèle, son âge, parfois son métier et les motifs d’incrimination (figs. 10 et 15). Ces petits textes collés sous les portraits gravés reprennent une typographie qui rappelle des coupures de journaux et contribuent à donner à ce livre une esthétique particulière.

Mariette Lydis est autrichienne. Elle voyage beaucoup et vit dans plusieurs pays, en Autriche où elle grandit, en Grèce, en Italie, en France, en Angleterre et en Argentine. Elle se marie trois fois, mais ses relations amoureuses ne se limitent pas à ses mariages et se tissent aussi bien avec des hommes qu’avec des femmes [10]. Mariette Lydis passe pour être complètement autodidacte. Les livres qu’elle illustre traduisent la liberté de ses choix. Comme dans sa peinture, elle s’intéresse en premier lieu aux femmes, à leur sexualité ou à leur psychologie. Avec Criminelles, qui s’inscrit dans un registre très à part au sein de sa production, elle questionne la sexualité des femmes et de sa représentation d’une façon très violente. Elle va plus loin que ce qui est admis et cela constitue probablement la raison pour laquelle elle l’auto-édite. Comme dans ses autres livres, elle illustre et grave seule en exploitant entièrement le procédé choisi. Dans Criminelles elle utilise la gravure à l’eau-forte comme un moyen graphique et non pas comme la simple transposition d’un dessin. Cela s’observe dans le traitement des textures de tissus ou des cheveux traités par des effets de piquetage qui s’opposent aux lignes plus franches qui dessinent les corps (fig. 7). L’artiste réalise également la couverture de l’ouvrage (fig. 8). Elle découpe une fenêtre en carton noir et lui donne la forme d’une grille carcérale à travers laquelle le lecteur est invité à regarder. Le titre et le nom de l’artiste sont inscrits dessous à main levée à l’encre blanche. C’est un livre prison, travaillé comme un livre-objet qui rappelle les couvertures qui seront réalisées plusieurs années après dans l’atelier du livre-objet que Georges Hugnet ouvre en 1934. Quelques exemplaires sont même ornés de chaînettes en guise de fermoir [11]. L’aspect non luxueux de cette couverture artisanale, ainsi que les légendes collées sur les planches, sous la morsure, contrastent avec l’idée d’un livre de luxe avec gravures originales et justification du tirage à soixante-quinze exemplaires. Il s’en dégage l’impression d’un objet singulier.

A l’intérieur du livre prison, une courte préface de Pierre Mac Orlan accompagne les vingt-quatre portraits légendés qui se succèdent ensuite sans aucun autre élément. Les crimes que Mariette Lydis représente relèvent de trois registres principaux : le meurtre, le viol et l’infanticide. Une prostituée s’illustre dans le crime passionnel, c’est « Rose Martinet, prostituée, [qui] éventre une de ses camarades par jalousie pour lui avoir pris son homme et continue son métier » (fig. 9 ). Une jeune femme « emmène deux enfants avec elle dans les bois, les viole et les tue avec des ciseaux emportés exprès » (fig. 10). D’autres encore décrivent des faits pervers et sadiques, comme ceux de la Comtesse Diane (fig. 11) :

 

Appelée « Dominatrix », exerce une influence irrésistible sur tout son entourage, amène un jeune homme de 17 ans et plus tard une femme mariée au suicide. Arrange dans sa maison des séances sadiques, brûle et frappe ses disciples avec des instruments de son arsenal et cause une amputation à son amant[12]

 

La criminalité féminine fascine autant qu’elle dérange. Dans l’entre-deux-guerres, des romanciers comme Pierre Mac Orlan ou Francis Carco se font spécialistes du crime et prennent les prostituées comme sujets récurrents de leurs récits noirs et cyniques. Certains crimes commis par des femmes défrayent la chronique comme par exemple le double meurtre des sœurs Papin sur leurs patronnes en 1933. Criminelles dresse, avant cet événement, deux doubles portraits de sœurs meurtrières : Julie et Marie-Louise Caduchet et les sœurs Michel (fig. 7). Comme Louis Perceau dans l’œuvre de Wegener, le texte montre un décalage par rapport à l’image. L’écrivain dans sa préface évoque des idiots, des pauvres d’esprit, un « petit club d’assassins » qu’il considère de manière globale en utilisant le masculin. Il introduit les portraits en attisant la peur inspirée par ces individus. Or en dépit de la violence des crimes qu’elle imagine et représente, Mariette Lydis s’abstient de formuler un jugement moral. Les courts textes collés sous les portraits énoncent des faits mais ne comportent pas d’adjectifs ou de phrases jugeant les actes. L’artiste laisse la charge d’un hypothétique jugement au bon soin de celui ou celle qui regarde le livre.

Aucun document ne renseigne sur la genèse de l’ouvrage. Il subsiste un doute sur la réalité de ces portraits. Représentent-ils de véritables criminelles, ou de simples modèles ? Les petits textes sont-ils extraits de pages de journaux ou bien ont-ils été écrits et imaginés par l’artiste ? Qu’en est-il des hypothèses sur les visites de l’artiste à l’hôpital Sainte-Anne ou à la prison Saint-Lazare, qui auraient pu être à la source du travail [13] ? Dans ses écrits plus tardifs, Lydis relate ses visites dans un asile en Argentine au moment où elle part s’installer. Il est donc possible qu’elle ait fait ce genre de visite à Paris. Cependant, rien ne permet d’affirmer que les portraits sont ceux des femmes détenues ayant commis les crimes en question. D’ailleurs les « criminelles » ne sont pas représentées en milieu carcéral, ni même en train de tuer. Mariette Lydis les représente portant leurs habits quotidiens, en plaçant parfois quelques éléments de décor. La plupart des femmes portent de simples blouses ou des robes, mais certaines sont plus apprêtées et portent bijoux et accessoires comme la Baronne de R. qui pose devant de lourds rideaux avec chapeau, étole et éventail de plumes (fig. 12), ou Aimée de B., jeune femme de vingt-deux ans, dont le texte dit qu’elle a fait tuer le sexagénaire qu’elle venait d’épouser, et qui porte un manteau de fourrure. Rose Martinet, la prostituée, arbore quant à elle chapeau, bijoux, veste à épaulettes bouffantes, col de fourrure et gants (fig. 9 ). Mariette Lydis écrit régulièrement sur les femmes qu’elle rencontre et qui deviennent ses modèles [14]. Le ton de ses nombreuses notes est souvent empathique et traduit un intérêt particulier pour les femmes hors-norme, pour leur sexualité, pour leur folie aussi. Elle dresse des portraits psychologiques qu’elle relie à des caractéristiques physiques et pour cela les mains l’intéressent particulièrement. Dans Criminelles, le traitement des mains est remarquable. Si elle les représente, elles sont monumentales et expressives (fig. 13), sinon elles n’apparaissent pas du tout, cachées derrière les bustes ou hors cadre. Eléments indépendants du corps, ce sont des mains de femmes qui tuent.

 

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[10] J. Zipes, « A note on the mysterious illustrator Mariette Lydis », dans The Cloak of Dreams, Chines fairly Tales, Princeton University Press, 2010, pp. 58-62.
[11] C’est le cas notamment d’un exemplaire sur papier Japon hors commerce (vendu en 2001 chez Damien Livert) et de l’exemplaire n° 32 sur Arches. Mais l’exemplaire n° 38 de la BnF n’en a pas.
[12] Les citations ici reprennent les textes collés sous les portraits dans l’album.
[13] H. de Montherlant, Mariette Lydis, Paris, Editions des Artistes d’Aujourd’hui, 1938.
[14] La plupart des notes de l’artiste ne sont pas publiées mais quelques textes paraissent dans la revue Allô Paris en janvier 1934, sous le titre « Mes modèles ».