Illustratrices du sexe.
Gerda Wegener et Mariette Lydis
- Camille Barjou
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Fig. 2. G. Wegener, « La pâleur de
Pierrot », 1925
Fig. 3. G. Wegener, « La loge
d’Artemise », 1925
Fig. 4. G. Wegener, « Cabinet particulier », 1925
Dans sa dédicace à l’autrice, Perceau rédige un court paragraphe qui éclaire son appréciation des compositions érotiques de Wegener. Ainsi il explique à propos de ses poèmes :
Tels qu’ils sont cependant, j’ose vous les dédier, à vous que je ne connais pas et qui dissimulez sous un masque un si beau talent et une connaissance si parfaite du cœur des femmes, de celles qui sont vraiment femmes et n’ont d’autres soucis que de consacrer leurs plus belles années aux Grâces et à la Volupté.
Sa lecture des images est celle de femmes entièrement dévolues au désir et à la recherche des plaisirs de la chair. C’est en cela pour lui qu’elles « sont vraiment femmes ». Les poèmes qui suivent décrivent les scènes lesbiennes et parfois interprètent les images avec un net décalage. C’est le cas dans trois poèmes regroupés dans la deuxième partie. Dans « La Pâleur de Pierrot », l’écrivain évoque un Pierrot masculin entre les deux genoux duquel s’affaire « une amante dangereuse » (fig. 2). L’aquarelle de Gerda Wegener représente pourtant Pierrot avec un corps et des traits féminins. Dans une autre composition, Pierrot reparaît sous les mêmes formes, les fesses rondes, la taille fine et les yeux maquillés, plus féminin que masculin (fig. 3). Un personnage apparaît de l’autre côté de la loge, le haut de son visage dissimulé sous un masque observe la scène. Dans les vers du poème, il est question d’un Pierrot aux attributs sexuels sans ambiguïté, muni d’un « dard victorieux » qui surprend Artémise dans un « choc furieux ». Pierrot homme pénètre ainsi une Artémise femme « soumise ». Perceau exclut la possibilité de la scène entre femmes qui semble pourtant se jouer. C’est plutôt derrière le masque du personnage voyeur, dont le haut du visage apparaît derrière une balustrade de la loge, que se cache l’homme de la scène. Un troisième poème, « Cabinet particulier », montre un décalage encore plus net entre le texte et l’image (fig. 4). L’aquarelle représente une scène dans laquelle un individu vêtu d’une redingote, portant une perruque et un masque de souris, aidé d’une femme en combinaison de diablotin rouge, contraint une jeune femme déguisée en papillon à l’acte sexuel. Les fauteuils renversés montrent les traces d’une lutte. La jeune femme allongée de force sur la table, poings tenus par la femme en rouge, n’affiche pas les sourires que l’on retrouve sur les autres visages des différentes compositions, mais plutôt de la peur ou de la stupeur. Il s’agit d’une scène de viol. Mais le ton du texte qui l’accompagne est grivois, plutôt gai et joyeux. Il commence décrivant le Papillon qui « s’affale sur le ventre au milieu du festin, offrant au vieux ravi ses belles fesses nues ». Perceau attribue ensuite l’expression du visage de la femme violée à la surprise d’une sodomie, effectuée par « un dard effrayant de roideur ». Cette aquarelle de Wegener se distingue des autres par la violence du sujet, cela malgré l’unité des couleurs et des formes douces qui la relie aux autres compositions.
Le livre érotique est un genre très présent dans la production éditoriale du livre de luxe, et la représentation d’un érotisme lesbien en association avec une littérature correspondante est très en vogue. Le plus souvent cependant, le sujet est traité par des hommes, écrivains et illustrateurs. Gerda Wegener fait le choix de se réapproprier le sujet et l’imaginaire qu’il convoque. Peu de femmes dans l’illustration du livre de luxe osent une telle démarche. Mariette Lydis la rejoint sur ce point. Plusieurs des textes qu’elle choisit d’illustrer sont prétextes à une iconographie lesbienne [6]. Dans la proposition initiale, les aquarelles des Délassements d’Eros, abordent deux grands tabous des années 1910 : l’érotisme lesbien et l’onanisme féminin. De par son statut de femme artiste et par la vie hors-norme qui la caractérise, il est évident que les représentations de l’homosexualité féminine de Gerda Wegener ne prennent pas le même sens que celui donné en littérature et dans son illustration par des écrivains ou des artistes hommes à la même époque. Gerda Wegener est danoise et arrive à Paris en 1912 avec Einar Wegener, future Lili Elbe, avec qui elle est mariée, qui est artiste également et femme transgenre [7]. Einar se travestit très souvent pendant ces années 1910 et 1920 et se présente en société comme la sœur ou l’amie de Gerda. Pour cette compagne transgenre et modèle principal de l’artiste, le costume et sa manifestation en milieu mondain jouent un rôle primordial dans la reconnaissance identitaire [8]. Ainsi il est tentant de voir dans le personnage de Pierrot, ainsi que dans l’univers costumé des aquarelles, un écho à la vie intime de l’artiste. Les images des Délassements d’Eros prennent donc dans ce contexte l’allure d’un manifeste de libération sexuelle des femmes et des lesbiennes.
Dans sept compositions, des couples de femmes nues ou costumées s’adonnent aux attouchements et aux cunnilingus (fig. 5). D’autres images mettent en scène des jeunes femmes seules ou en relation avec des animaux ou des satyres. Une jeune femme allongée dans l’herbe ferme les yeux tandis qu’un petit satyre lui caresse le sexe avec une plume de paon. La suivante, dans un parc, lève sa robe devant un cygne au bord d’un bassin. Une autre, entièrement nue chevauche un satyre allongé sur le dos. Seule, une autre femme encore, installée sur un lit touche son sexe et le regarde dans un petit miroir (fig. 6). Ces quatre compositions illustrent le plaisir de la femme seule et la masturbation féminine. L’œuvre soulève ainsi une idée qui sera centrale dans les années 1970 au sein du mouvement féministe : la prise en compte du plaisir sexuel des femmes, leur déplacement d’objets de sexualité auxquels elles ont le plus souvent été cantonnées, à sujets et maîtresses de cette sexualité. Pour Christine Bard, l’époque de l’entre-deux-guerres porte les germes de la révolution sexuelle des années 1960 et des mouvements militants prônant la libération et l’émancipation sur ce plan. Dans ce basculement, le rôle joué par les femmes est primordial. L’historienne détermine les années 1920 comme un moment clé où la question de la jouissance des femmes devient majeure dans l’évolution des sexualités [9]. Proche de ce que véhicule le courant actuel de l’érotisme et de la pornographie féministes, Gerda Wegener représente une sexualité sans homme ou alors épisodiquement, mais dans les deux compositions où les présumés hommes apparaissent, l’un est voyeur et l’autre violeur et ils portent des masques qui dissimulent leurs visages.
[6] C’est le cas par exemple du Dialogue des courtisanes qui paraît en 1930 chez l’éditeur Govone, ou dans un album d’eaux-fortes qu’elle auto-édite sous le titre Sappho en 1933.
[7] Gerda et Einar divorceront en 1930 pour permettre le changement officiel d’identité d’Einar Wegener en Lili Elbe. Lili Elbe elle est l’une une des premières personnes de l’histoire à subir des opérations de ré-attribution sexuelle (à Berlin dans la clinique de sexologie crée par Magnus Hirschfeld), opérations chirurgicales encore expérimentales auxquelles elle ne survivra pas.
[8] T. Raun, « The transwoman as model and co-creator. Resistance and becoming in the Back-turning Lili Elbe », dans A. Rygg Karberg et al. (dir.), Gerda Wegener, Arken, 2015, pp. 41-60.
[9] C. Bard, « La révolution sexuelle comme prisme », art. cit.., p. 364.