Michel Butor, le poète illustrateur [1]
- Márcia Arbex-Enrico
_______________________________
Fig. 1. M. Arbex-Enrico, Michel Butor dans
la salle des miracles, 2011
Lors de son voyage à Minas Gerais, Brésil, en 2011, Michel Butor a visité le Santuário de Bom Jesus de Matozinhos, ensemble architectonique baroque dans la ville de Congonhas, célèbre pour les sculptures des prophètes réalisées au XVIIIe siècle par Antônio Francisco Lisboa, l’Aleijadinho, dont les œuvres avaient déjà provoqué chez lui un choc lors d’une première visite en 1967 [2]. Dans la « salle des miracles » située à côté de l’église se trouve une importante collection d’ex-votos composée de tableaux, photographies, lettres et objets divers offerts par les fidèles en paiement d’une promesse ou en remerciement d’une grâce [3] (fig. 1).
Le voisinage du texte et de l’image d’une grande partie des tableaux de cette collection d’ex-votos a certainement intéressé Butor, lui qui a consacré diverses études à la présence des « mots dans la peinture », pour reprendre le titre de son livre publié en 1969, réunissant un nombre significatif de tableaux avec des inscriptions appartenant à la peinture occidentale depuis la fin du Moyen Age. Dans ce livre, où sont étudiées « les relations entre les mots et les autres sortes d’images » [4], l’auteur met en évidence la place occupée par les « légendes » à l’intérieur même des cadres, par exemple chez Paul Klee, soulignant le caractère mixte de cette « [...] œuvre formée de deux parties s’adressant à l’œil simultanément : l’aquarelle [ou gouache, dessin, etc.] et l’inscription sous-jacente (...), entourées par le même souverain rectangle » [5].
Cette proximité entre écriture et image produit une temporalité complexe dans l’intervalle parcouru par le regard qui va de l’une à l’autre, instaurant une poétique de l’écart, une relation souvent transgressive des fonctions qui leur sont le plus couramment associées : celles d’illustration et de légende. Michel Butor évoquait cette hiérarchie entre l’image et le texte avant le XIXe siècle : « l’image devait illustrer le texte, la musique le porter, en aucun cas le remplacer » [6]. Il a fallu « pousser les murs », creuser « des portes de communication, des fenêtres sur l’extérieur » [7] pour enfin rompre les barrières entre littérature et peinture, écriture et image.
L’illustration transgressive dans le livre d’artiste
La comparaison entre l’illustration telle qu’elle est pratiquée en Chine et l’illustration en Occident a conduit Anne-Marie Christin à démontrer comment cette modalité de rapport entre le texte et l’image a été remise en question à partir du XIXe siècle par les artistes occidentaux. En résumé, Christin affirme que dans le cas de la Chine, réunis sur un même support, la calligraphie et le dessin ont un rapport de « contamination » qui est le prolongement du système d’écriture idéographique. Dans notre Occident logocentrique, dont le système d’écriture a rompu les liens avec les origines iconiques de l’écriture, devenue avec l’alphabet « un code binaire abstrait », le rapprochement du texte et de l’image ne serait pas « naturel ». Dans ce sens, le terme d’illustration a désigné, jusqu’au début du XIXe siècle, « l’image du livre » destinée à accompagner un texte imprimé ; le mot indiquait le rôle fonctionnel, et non décoratif, de l’image par rapport au texte, portant des valeurs d’explication, d’éclaircissement ou de commentaire [8].
Ce sont les créateurs et les artistes qui ont récupéré l’iconicité de l’écriture et su réinventer cette écriture mixte, hybride, plus proche de l’idéogramme, en instaurant une dynamique entre ces « deux arts également maîtres de la page » [9]. Depuis la fin du XIXe siècle ont surgi des exemples d’« illustration transgressive » renouant avec une pratique qui existait déjà dans les manuscrits médiévaux. Christin cite Matisse : « Le livre ne doit pas avoir besoin d’être complété par une illustration imitratrice. Le peintre et l’écrivain doivent agir ensemble, sans confusion, mais parallèlement » [10]. Les livres réalisés en collaboration entre peintres et écrivains, photographes et poètes, démontrent amplement que « le mur fondamental édifié par notre enseignement entre les lettres et les arts » a été ruiné, nous dit Butor [11].
Selon Christin, l’illustration, de même que l’écriture, est en quelque sorte « un produit métissé de deux médias communs à toutes les cultures » : l’image et la langue. Car « dans toutes les sociétés, qu’elles soient orales ou écrites, le conteur, le mage ou le prête procèdent à peu près de la même manière lorsqu’il s’agit d’accompagner et de compléter oralement une image » [12]. Or, quand il s’agit d’un texte écrit, la dynamique n’est pas la même : les « informations verbale et visuelle sont réunies sur un même support, offertes à un mode unique d’appréhension, la vue, laquelle doit intervenir d’un côté sous forme de lecture et d’un autre de contemplation » [13].
Dans le cas des « illustrations transgressives » l’appréhension de l’ensemble, bien que soumise uniquement au sens de la vision, se fait par « l’effet de différence entre les deux médias » et ensuite par la « transgression de cette différence » qui fait surgir des similitudes partielles entre elles.
Ce sont le degré d’iconicité du texte, ainsi que les modalités tant graphiques que spatiales à travers lesquelles il s’exprime, qui rendront possibles ou non, créatrices ou stériles, ces contaminations transgressives qui, initialement engagées d’un élément à l’autre d’une image ou du visible à l’invisible, doivent passer désormais d’un texte à une image [14].
[1] Cet article a été réalisé avec l’appui du CNPq – Conselho Nacional de Desenvolvimento Científico e Tecnológico, Brasil, dans le cadre du projet Sobrevivências da imagem na escrita : tipografias e fotografias nas narrativas contemporâneas (nº 305096/2016-8).
[2] M. Butor nous a fait l’honneur de participer au Colóquio Internacional Universo Butor, organisé en son hommage à l’Universidade Federal de Minas Gerais – UFMG, en 2011 (consulté le 10 août 2020). Au sujet du rapport de Michel Butor avec le sculpteur brésilien, je me permets de renvoyer à M. Arbex-Enrico, « Michel Butor et Aleijadinho, le “stropiat” », dans A. Tomiche (dir.), Le Comparatisme comme approche critique. Traduction et transferts / Translation and Transfers, t. 4, Paris, Classiques Garnier, 2017, pp. 569-580.
[3] Instituto do Patrimônio Histórico e Artístico Nacional - Iphan (consulté le 10 août 2020)
[4] M. Butor, Les Mots dans la peinture, Genève, Skira, « Les Sentiers de la création », 1969, p. 7.
[5] Ibid., p. 30.
[6] M. Butor, « Les sœurs déménagent : littérature et peinture au XXe siècle » (Préface), dans P. Dethurens (dir.), Peinture et littérature au XXe siècle, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2007, p. 16.
[7] Ibid., p. 17.
[8] A.-M. Christin, « De l’illustration comme transgression », conférence prononcée à l’Universidade Federal de Minas Gerais, reproduite dans le présent numéro.
[9] Ibid., p. 10.
[10] Ibid., p. 11.
[11] M. Butor, Les Mots dans la peinture, op. cit., p. 7.
[12] A.-M. Christin, « De l’illustration comme transgression », art. cit., p. 3.
[13] Ibid.
[14] Ibid. C’est moi qui souligne.