L’avenir dans le passé. Textes et images
des almanachs populaires en France et
en Italie au XIXe siècle
- Ignazio Veca
_______________________________
Fig. 7. L.-Th. Devilly, Nostradamus, 1841
Fig. 8. J.-H.-J. Caqué et A. de Lemud,
Nostradamus, 1840
Entre 1841 et 1861, l’année du décès d’Eugène Bareste, l’Almanach prophétique fait appel à près de cent-cinquante illustrateurs qui fournissent des vignettes de petit format, en utilisant parfois des bois déjà employés dans d’autres ouvrages. Presque tous travaillent pour d’autres publications, comme Le Charivari, le Magasin pittoresque, l’Illustration. L’Almanach prophétique est un cas exemplaire de « produit dérivé » de la presse [25] : son compilateur ne faisait que copier-coller textes et images des journaux satiriques, des brochures et des livres qu’il trouvait sur le marché. Certains artistes, dont les bois sont utilisés dans l’almanach, sont très connus : Bertall (1820-1882), Honoré Daumier (1808-1879), Gavarni (1804-1866), Tony Johannot (1803-1852). On doit probablement à Louis-Théodore Devilly (1818-1886) le portrait de Nostradamus qui paraît dès la première publication (fig. 7), et qui sera republié en 1847 [26]. Le modèle était le Nostradamus gravé par Aimé de Lemud (1816-1887) sur dessin de Joseph-Hippolyte-Jules Caqué (1814-1885), qui avait orné la biographie de Bareste (fig. 8).
La philosophie de ce Nostradamus du XIXe siècle était un pot-pourri d’astrologie et de doctrines sociales nouvelles. La « politique nouvelle » du recueil est résumée quelques mois avant les révolutions de 1848 dans les trois principes de la devise : « l’éducation pour le peuple, l’amélioration du sort matériel des classes pauvres, le progrès des institutions qui nous régissent » [27]. Au nom de ces principes, on plaide en faveur de toute une série de réformes : représentation plus large à la Chambre des députés ; lutte contre la spéculation ; réduction du budget de l’armée ; abolition des impôts indirects ; gratuité de l’instruction primaire, etc. L’article, cette fois signé par Bareste, se termine avec un véritable appel aux armes : « Le statu quo, l’immobilité, l’imprévoyance enfantent les révolutions ; le progrès au contraire donne l’ordre, la paix, la liberté. – Maintenant qu’on choisisse ! » [28].
En effet, au contraire du compilateur du Palmaverde, Bareste conçoit l’usage de la prophétie en termes militants, en s’efforçant de « prouver par des faits précis que la science prophétique n’est pas vaine », parce que « les choses futures cessent d’être un mystère pour ceux qui les abordent avec une foi sincère et un esprit droit » [29]. Si les almanachs de la même période, en France et en Italie, insistent sur leur fonction pédagogique, l’Almanach de Bareste joue sciemment avec la forme prophétique : pour son auteur la prophétie était à prendre au sérieux. Cette configuration n’a été véritablement opératoire que dans la conjoncture des années 1840, lorsque les utopies de l’époque romantique s’épanouissaient dans une même atmosphère d’évolution positive de la civilisation. Avant que le genre médiatique de l’anticipation ne se popularise dans les années 1880 avec un usage plutôt comique [30], les révolutions de 1848 semblent avoir été à la fois l’apogée et le début du déclin de cette approche militant à la prédiction.
En témoignent les deux affiches pour la réclame des parutions pour 1848 et 1849, dessinées par Charles Vernier (1813-1892). Dans celle de 1848, on retrouve la figure de l’astrologue/astronome qui dirige son télescope vers le ciel, pendant qu’un défilé burlesque et comique se dirige vers un grand livre qui représente l’Almanach prophétique. Ici, la prophétie a la fonction de parer à l’avenir en amusant le public. Il s’agit d’une scène joyeuse, car les tempêtes restent à distance (fig. 9). L’année d’après, les choses ont changé. La figure de l’astrologue, aux sourcils froncés, brandit son télescope de la main droite, tandis que sa main gauche est en train d’amorcer un canon d’où sortent des personnages symbolisant la maladie, la famine et la guerre (fig. 10). Les événements n’ont pas abouti au choix que Bareste suggérait à la fin de l’année 1847 : le statu quo et les insurrections de 1848 avaient produit le contraire de la paix et de l’ordre.
Stéréotype et événement : le pronostic à l’épreuve
La caractéristique des objets ici analysés est qu’ils fournissent des informations sur l’avenir à travers des formes stéréotypées. Le succès de ces produits est prouvé par leur grande diffusion sur de longues années ; ce succès témoigne d’un rapport fort avec le public qui pouvait ne pas partager complètement le message politique de chaque parution, mais qui jetait quand-même un pont d’attente entre passé, présent et avenir. Retrouver des feuilletons, des faits divers, des aperçus historiques dans ce petit livret a peut-être amusé une bonne partie des lecteurs ; il a de même structuré un horizon d’attente, au grand regret des intelligences critiques telles que Leopardi. Cet enjeu semble avoir touché son apogée entre les révolutions du XVIIIe siècle et le XIXe, avant que d’autres médias chassent cette configuration de construction du pronostic. Alors que le public devient de plus en plus dépendant des rythmes du journal et de sa périodicité toujours plus immédiate [31], les pratiques collectives de lecture et la tension entre passé et futur qui se dessinaient à travers cet objet ne disparurent pas, mais elles migrèrent peu à peu vers d’autres supports et palimpsestes. Horoscopes, prévisions météorologiques et pronostics s’affranchirent de la forme de l’almanach, occupant une nouvelle place dans les magazines et les journaux. Aujourd’hui la « parabole du train du monde » dessinée, selon Walter Benjamin, par le chroniqueur prospère dans le World Wide Web. Du côté de ces objets banaux, les expériences du temps produites et consommées par les êtres humains ressortent beaucoup moins schématiques que ne les fait apparaître une succession univoque de « régimes d’historicité » [32]. Sur les pages des almanachs, les ordres du temps se confondent, ils n’apparaissent pas en succession. L’historia magistra semble céder la place à un régime moderne où le progrès fait justice de l’exemplaire et de la répétition. Et pourtant, le saut de page dans l’avenir ne fait que se nourrir de l’histoire héroïque d’antan, des prophéties d’une mutation souhaitée, des archaïsmes du pronostic : les événements se rebellent contre les ordres du temps qu’on leur impose.
La fonction de l’illustration, et donc de la reproduction des images, semble avoir joué un rôle important dans ces pratiques. La « sémantisation » de l’image par le texte se présente ici avec des caractéristiques particulières [33] : souvent les illustrations ne font pas partie intégrante des récits textuels ; à elle seules polysémiques et interchangeables, ces images sont aussi des matériaux de rattrapage : les compilateurs reprennent les illustrations des journaux de l’année passée. Elles ont pourtant la fonction de stimuler la lecture et d’attirer le lecteur. A l’épreuve de l’événement, ces images se chargeaient d’une aura particulière, en attirant le mépris des lecteurs – c’est le cas du Pie IX de Guido Borromeo – ou en réinterprétant une tradition iconographique, tel le cas de l’astrologue au télescope de l’Almanach prophétique. La reproduction et la stéréotypie s’avèrent autant de garanties pour que ce pari avec le temps puisse être renouvelé chaque année, en se transformant en prophétie rétrospective ou, tout simplement, en histoire.
[25] B. Lenoble, « Les produits dérivés », D. Kalifa, Ph. Régnier, M.-E. Thérenty et A. Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Historie culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2011, pp. 605-613.
[26] Voir Almanach prophétique, pittoresque et utile pour 1841, Op. cit., p. 13 ; Almanach prophétique, pittoresque et utile pour 1848,publié par l’auteur de Nostradamus; rédigé par les notabilités scientifiques et littéraires, illustré par MM. H. Monnier, Johannot, H. Daumier, Devilly, etc., Paris, Pagnerre, [1847], p. 78.
[27] Almanach prophétique, pittoresque et utile pour 1841, Op. cit., p. 16.
[28] Ibid., p. 20.
[29] Almanach prophétique, pittoresque et utile pour 1853, publié par un neveu de Nostradamus; rédigé par les notabilités scientifiques et littéraires, et illustré par MM. Gavarni, Daumier, Trimolet, Ch. Vernier et Geoffroy, Paris, Plon frères, [1852], pp. 33-34.
[30] V. Stiénon, « Les genres médiatiques de l’anticipation : des usages comiques du futur », Médias 19, Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty (dir.), Les journalistes : identités et modernités (mis à jour le 23 avril 2017, consultée le 29 août 2018).
[31] M.-E. Thérenty, « Montres molles et journaux fous », COnTEXTES, 11|2012 (mis en ligne le 17 mai 2012, consulté le 29 août 2018) ; J. Schuh, « Le temps du journal. Construction médiatique de l’expérience temporelle au XIXe siècle », dans Romantisme, 174 (2016), pp. 72-82.
[32] Pour reprendre la formule de F. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003. Pour une critique de ces catégories voir D. Di Bartolomeo, « Lo specchio infranto. “Regimi di storicità” e uso della storia secondo François Hartog », dans Storica, XVII, 49 (2011), pp. 63-94 : 76-81.
[33] A. Messerli, « L’événement – le texte – l’illustration. Pratiques iconographiques dans les almanachs suisses entre 1700 et 1870 », dans Presse et événement : journaux, gazettes, almanachs (XVIIIe-XIXe siècles), études réunies par H.-J. Lüsebrink et J.-Y. Mollier en collaboration avec S. Greilich, Bern, Peter Lang, 2000, pp. 275-296 ; R. Reichardt et Ch. Vogel, « Textes et images. Evénements politiques visualisés dans les Messagers Boiteux franco-allemands (1750 à 1850) », Ibid., pp. 207-274.