Ecrire un « petit art » :
les Vignettes romantiques de Champfleury
- Michela Lo Feudo
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Connu surtout pour ses romans réalistes et pour ses études archéologiques sur les arts « mineurs », Jules Champfleury (pseudonyme de Jules-François Husson-Fleury, dit Fleury ; 1821-1889) fut également un collectionneur et un bibliophile [1]. Dans le cadre d’un intérêt de plus en plus marqué à l’égard de l’imagerie industrielle et populaire [2] qui a poussé l’écrivain à réunir des objets très variés – dont ses faïences peintes devenues célèbres à l’époque et qui lui valurent un poste de conservateur du Musée des céramiques de Sèvres, en 1872 – Champfleury a constitué une bibliothèque personnelle digne d’attention. Dispersée après le décès de l’auteur avec l’ensemble de sa collection, elle est documentée par le catalogue de la vente aux enchères [3]. Il s’agit d’un répertoire composite, qui trace de manière significative l’itinéraire intellectuel de l’auteur : comportant 965 entrées de volumes, de dossiers, de cartons de documents « divers » [4], il montre une fois de plus l’attention de Champfleury pour l’image, car une place de choix est accordée à l’illustration. A côté d’une section consacrée à la bibliothèque bleue, à la caricature, à l’imagerie et aux livres populaires, émerge, en particulier, une portion significative de la collection qui est constituée autour des livres illustrés du XIXe siècle et surtout des livres romantiques [5]. Les descriptions des documents, bien que très synthétiques, font émerger la présence de quelques volumes pourvus de reliures travaillées, alors que les œuvres ornées de frontispices et de vignettes sont plus nombreuses. Celles-ci retiennent la plus grande attention chez l’écrivain, comme le montre, entre autres, la présence d’un dossier de « trois cent deux-pièces » [6] découpées et « remontées sur papier fort » [7] pour former un corpus à part entière.
Ce recueil fabriqué à la main par l’auteur fait fonction à la fois de carton de collection et de dossier de recherche, dans la mesure où il témoigne des travaux préparatoires menés par Champfleury autour de 1880 et qui donnèrent lieu à la publication en 1883 du volume intitulé Les Vignettes romantiques. Histoire de la littérature et de l’art (1825-1840) [8].
La démarche de l’auteur s’inscrit dans la continuité des études précédentes visant à localiser, à conserver et à légitimer les formes d’expression considérées à l’époque comme marginales ou inférieures. Toutefois, ce volume se distingue puisqu’il est manifestement conçu, comme le montre le sous-titre, sous l’angle privilégié des relations intersémiotiques entre texte et image [9]. On essayera donc de dégager les spécificités de cet ouvrage et de comprendre la clé de lecture adoptée par l’auteur tout en tenant compte du parcours intellectuel de celui-ci, un parcours caractérisé par le dialogue constant entre écriture littéraire et réflexion sur l’image. Si, ailleurs, nous avons montré dans quelle mesure les recherches théoriques de Champfleury sur l’image satirique cachent une démarche d’analyse critique sur les moyens et les finalités de la représentation romanesque [10], nous faisons l’hypothèse que l’étude sur l’imagerie romantique n’est pas dépourvue d’enjeux littéraires, et que ceux-ci émergent de façon implicite à travers les stratégies d’écriture élaborées par Champfleury pour envisager l’illustration.
Les Vignettes romantiques : la plus « littéraire » des études de Champfleury sur l’image
Un tel projet se situe à l’époque où Champfleury s’écarte du débat littéraire pour privilégier les recherches archéologiques. Des revues spécialisées, dont Le Livre et L’Art, accueillent à partir de 1880 les premiers extraits d’un ouvrage qui prolonge l’enquête monographique consacrée au comédien, écrivain, caricaturiste et illustrateur Henry Monnier, éditée quelques années auparavant [11]. D’autre part, l’ouvrage sur l’illustration s’inscrit dans la continuité d’un phénomène lié à l’époque et caractérisé, comme l’a rappelé Philippe Kaenel [12], par la naissance d’une historiographie spécifique sur le Romantisme qui commence à voir le jour à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Une telle tendance a donné lieu à une production discontinue : lors des années 1860, autour de son cinquantenaire de 1880 et lors du centenaire des années 1930 [13]. Il suffira de signaler à ce propos la Bibliographie romantique (1866) de Charles Asselineau, l’Histoire du Romantisme (1874) de Théophile Gautier, parue de manière posthume ainsi que Les Livres à vignettes du XIXe siècle (1891) d’Henri Bouchot qui montrent, par leurs titres, que les préoccupations de type documentaire et bibliophilique, d’un côté, et plus largement artistique de l’autre, sont à l’origine d’une telle floraison [14].
Champfleury participe à ce débat avec un texte censé parler à un public d’amateurs et de bibliophiles. Son volume, un livre élégant, documenté et richement illustré de gravures sur bois in-texto et hors texte, présente une structure ternaire qui trahit, chez l’auteur, l’effort de rationaliser un sujet étendu et délicat : les différents titres de la première partie prouvent son intérêt pour les acteurs et les motifs du monde littéraire [15] ; la deuxième partie, plus réduite que les autres, est la seule à porter un titre unique. Portant sur « types et manières des dessinateurs de vignettes romantiques », elle se donne à lire comme une section analytique consacrée à l’image [16] ; la dernière est consacrée à une « bibliographie des ouvrages à vignettes publiés pendant la période romantique » [17] qui se situe dans la tradition dix-neuviémiste des catalogues commentés.
L’enquête est limitée aux années 1825-1840 [18]. Du corpus sélectionné, il fournit un répertoire, qui se veut le plus complet possible, des œuvres illustrées pendant cette période. La présence d’un frontispice au moins, une vignette ou un portrait de l’auteur selon les pratiques courantes de l’époque, est un critère déterminant d’insertion dans la bibliographie [19]. Or, l’enjeu d’une telle entreprise est double. En adoptant une démarche fréquente dans ses études d’érudition, l’auteur souhaite fournir des outils documentaires utiles aux chercheurs. Si précédemment il avait été le premier à répertorier la production graphique de Daumier [20], l’œuvre protéiforme d’Henry Monnier [21], et à établir une bibliographie des études sur la céramique publiées en France et à l’étranger [22], l’auteur doit alors se confronter à la bibliographie commentée de Charles Asselineau, en essayant néanmoins de dépasser l’approche adoptée par son devancier [23]. En effet, Champfleury ne se limite pas à signaler les références éventuellement omises par celui-ci. Il étend également l’éventail des ouvrages aux domaines extra-littéraires, comme par exemple la musique, la politique et la philosophie. Comme nous l’avons dit, le sous-titre, Histoire de la littérature et de l’art, revendique une visée plus ambitieuse : intégrer le recensement documentaire dans une réflexion de plus longue haleine où sont unis le textuel et le visuel dans la continuité idéologique de l’union des arts professée par les Romantiques [24].
Le choix des sujets à aborder dans les chapitres des deux premières parties est déterminé par un double objectif, à la fois historique et esthétique : encore une fois, l’accent est mis sur un « petit art » qui est envisagé comme un univers éphémère et complémentaire aux grands mouvements culturels [25]. Champfleury, spécialiste de figurines grotesques, se sert d’une comparaison empruntée à l’imagerie médiévale pour expliquer qu’un parallèle existe entre les « crayonneurs de riens » et les poetae minores du Romantisme :
Qui n’a remarqué, sous le porche des cathédrales, de nobles et pensives figures dont les pieds reposent sur des consoles historiées de profils grimaçants ? Les tailleurs de pierre du moyen âge se plaisaient à ces contrastes ; ils savaient fondre de telle sorte la majesté des lignes avec le caprice que gravité et raillerie s’harmonisaient et se complétaient comme dans la vie.
J’entrevois presque sous le même jour la littérature romantique. Au seuil se dressent de nobles statues pensives, d’autres mutilées conservant toutefois de la grandeur, (…) pendant qu’à côté la main des hommes et les intempéries de l’atmosphère ont respecté des bas-reliefs d’une moindre importance.
Ces images n’ont pas la même proportion et ne jouissent pas de la même lumière. Aux étages supérieurs du monument s’agite, perdu le plus souvent dans l’ombre, tout un monde de statuettes, de figurines, de mascarons, de gargouilles que notre siècle curieux fait mouler dans leurs niches et leurs tourelles pour les mettre en pleine lumière dans des musées d’architecture. Ces écarts de l’art trouvent un écho dans le monde intellectuel. A côté de Balzac et de Victor Hugo, ces hommes au regard profond qui transperce l’humanité, se dresse tout un monde de figures de troisième ordre qui n’avaient pas été vues jusqu’ici et qu’il était bon de descendre de la hauteur où elles étaient placées pour bien les juger [26].
[1] Ses recherches sur les arts non légitimés ont donné lieu à de nombreux volumes, comme par exemple L’Histoire des faïences patriotiques sous la Révolution (1867), L’Histoire de l’imagerie populaire (1869), ainsi que l’imposante Histoire de la caricature (six volumes, 1865-1888).
[2] La notion est considérée dans la perspective adoptée par Philippe Hamon dans son ouvrage : Imageries. Littérature et image au XIXe siècle, Paris, José Corti, 2e éd. revue et augmentée, 2007 [1re éd. : 2003].
[3] Catalogue des livres rares set curieux composant la bibliothèque Champfleury, préface de Paul Eudel, Paris, Léon Sapin librairie, 1890. D’après ce document, la vente eut lieu du 15 au 18 décembre 1890 à l’Hôtel Drouot de Paris.
[4] On ajoutera à cela un corpus supplémentaire dont, à l’état actuel, il ne reste malheureusement aucune trace. Il était composé d’« environ 1500 volumes non catalogués, [qui furent] vendus à lots à la fin de la quatrième vacation » (Ibid., page non numérotée [p. IV]). Au sujet des autres collections, voir également : Catalogue des eaux-fortes, lithographies, caricatures, vignettes romantiques, dessins et aquarelles formant la collection Champfleury, préface de Paul Eudel, Paris, L. Sapin, 1891 ; Catalogue des autographes composant la collection Champfleury, Paris, L. Sapin, 1891.
[5] Voir surtout les sections : « Livres illustrés dix-neuvième siècle », Ibid., pp. 61-65 (entrées 338 à 367) ; « Romantiques », Ibid., pp. 75-107 (entrées 430 à 624). On trouvera cependant des références ultérieures à cette période dans les autres rubriques.
[6] Ibid., n. 624, pp 106-107.
[7] Ibid., p. 106.
[8] J. Champfleury, Les Vignettes romantiques. Histoire de la littérature et de l’art (1825-1840) (dorénavant VR), Paris, E. Dentu, 1883.
[9] Dans son étude intitulée Un Art sans art : Champfleury et les arts mineurs (Lyon, Fage, 2009), Bernard Vouilloux avait envisagé cette monographie dans le cadre d’une réflexion de longue haleine sur les enquêtes de l’auteur en matière d’image. Cependant, Les Vignettes romantiques n’ont pas encore fait l’objet, à notre connaissance, d’études spécifiques.
[10] M. Lo Feudo, Jules Champfleury (1821-1889) : littérature et caricature, Thèse de doctorat sous la direction de J.-L. Cabanès et S. Disegni, Université de Naples Federico II en co-tutelle avec l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2010.
[11] Elle avait donné lieu à la publication du volume Henry Monnier : sa vie, son œuvre, avec un catalogue complet de l’œuvre (Paris, E. Dentu, 1879). Pour les références détaillées des feuilletons des Vignettes romantiques publiés dans la presse, nous renvoyons encore une fois à la bibliographie de Champfleury.
[12] Ph. Kaenel, Le Métier d’illustrateur (1830-1880) : Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré, 2e éd. revue, Genève, Droz, 2005 [1re éd. : 1996].
[13] Voir Ph. Kaenel, « L’Illustration romantique», Ibid., pp. 83-87.
[14] Pour une liste des ouvrages publiés jusqu’au premier tiers du XXe siècle, nous renvoyons à la riche bibliographie établie par Ph. Kaenel, Le Métier d’illustrateur (1830-1880), Op. cit.
[15] VR, pp. 15-246.
[16] Ibid., pp. 249-324.
[17] Ibid., pp. 333-438.
[18] Champfleury établit un tel créneau sans vraiment motiver son choix. En plus, il hésite à délimiter son cadre chronologique : « Quelle durée de temps comprend la période romantique ? Les vignettes en forment pour ainsi dire le cadre. S’il était possible de nettement circonscrire cette période, on dirait qu’elle commence par le maître et finit par le disciple. Victor Hugo est gros d’Auguste Vacquerie ; dans l’œuf du poème les Rayons et les Ombres, germe l’Enfer de l’Esprit. Ce fut donc pendant une période décennale, de 1830 à 1840, que les artistes donnèrent libre cours à leurs crayons » (VR, p. 333).
[19] Sur les pratiques de l’illustration pendant cette période, voir S. Le Men, « Les frontispices des éditions illustrées », Victor Hugo et les images. Colloque de Dijon, Dijon, Aux Amateurs de Livres, 1989, pp. 233-247 ; S. Le Men, La Cathédrale illustrée de Hugo à Monet : regard romantique et modernité, Paris, éd. CNRS, 1998.
[20] J. Champfleury, Catalogue de l’œuvre lithographiée et gravée de Daumier, Paris, Heymann, 1878.
[21] J. Champfleury, Henry Monnier, Op. cit.
[22] J. Champfleury, Bibliographie céramique. Nomenclature analytique de toutes les publications faites en Europe et en Orient sur les arts et l’industrie céramique depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, Paris, A. Quantin, 1881.
[23] Ch. Asselineau, Bibliographie romantique, Paris, Roquette, 3e éd., 1874 [1re éd. 1866].
[24] Dans la deuxième édition de sa Bibliographique, c’est Asselineau qui précise les limites de son étude tout en rappelant les problèmes méthodologiques liés à un sujet si vaste : « Peut-être me dira-t-on que qu’il y avait mieux à faire, et qu’au lieu d’une série de portraits inégaux de faire (sic) et de dimension, on pouvait essayer un tableau d’histoire. A cela j’aurais plusieurs réponses à faire, dont une qui les résume toutes : c’est qu’écrire l’histoire de l’Ecole romantique, ce serait écrire l’histoire de la littérature du dix-neuvième siècle » (Bibliographie romantique, Op. cit., p. XIV).
[25] « L’époque qui suivra celle-ci témoignera peut-être quelque étonnement de l’excessive importance attachée actuellement au petit art ; elle regardera sans doute avec un sourire nos gros livres sur les faiseurs de vignettes, nos monographies à propos de crayonneurs de riens. Les admirations hyperboliques pour des culs-de-lampe et des fleurons, le thuriférariat appliqué à des grains de sable, le manque de mesure et de proportions entre le grand art et le menu donneront, je le crains, facilement raison à nos fils » (VR, p. 1).
[26] Ibid., p. 131.