La lisibilité du tissu :
le cas des prisenti de Gibellina
- Valeria De Luca
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Par rapport au deuxième, c’est précisément dans le Tiraz [13], mot arabe issu du persan signifiant littéralement « atelier de broderie » et, par extension, « broderie », que l’on peut, d’une part, repérer l’origine des prisenti siciliens et, d’autre part, qu’il est possible de apercevoir un premier renversement des relations texte-image. Il s’agissait de longs draps en soie ou en lin dans lequel le brodeur entremêlait des fils en or, suivant des proportions déterminées à partir d’un croquis, qui formaient des inscriptions diverses longeant les extrémités des pièces. L’aniconisme de la religion musulmane avait soutenu la production massive des Tiraz à usage vestimentaire, décoratif et d’échange auprès des Califes et plus globalement de l’administration, si bien que les éléments textuels – des formules de bénédiction, des éloges au commanditaires ou au Calife – se superposaient et se transformaient facilement en motifs – en lignes – abstraites et géométrisantes qui, à leur tour, pouvaient gagner une figurativité seconde ou, pour le dire autrement, se rendaient disponibles à un travail de type figural. De plus, le mélange de fibres différentes s’avère, d’un côté, un moyen avant la lettre permettant de conférer au tissu une texture et un volume par-delà la bi-dimensionnalité apparente du tissu ; de l’autre côté, les différentes destinations d’usages des anciens Tiraz montrent également le brouillage d’un sens de lecture stricto sensu, car non seulement la calligraphie se pose comme une forme potentielle, mais aussi parce que le vêtement – tout comme, dans le cas des prisenti, le mouvement – en tant qu’enveloppe, acquiert lui-même une nouvelle tridimensionnalité qui est celle du corps en action.
Dans ce sens, le prisenti semblent, comme on le verra dans les lignes suivantes, condenser originalement et efficacement les différentes fonctions des œuvres textiles des deux traditions de la Méditerranée.
La lisibilité du tissu. Quand voir c’est faire
La tapisserie comme médium
Dans le champ des arts textiles, de nombreuses recherches [14] ont relevé la capacité des œuvres textiles, et tout particulièrement de la tapisserie, de se constituer comme un véritable médium. Les œuvres textiles, par leur propre constitution, seraient en effet dotées d’une certaine réflexivité, en ceci qu’elles sont à même de
present themselves, attracting attention for their visual content and patterns. At the same time, they cover and hide or reveal and expose people, objects, and spaces. Unlike in paintings, in textiles, the picture and support, the form and material coalesce. This ambiguity adds to textiles’ semantic and material flexibility [15].
La coalescence entre forme et matériau, entre image et support instaure une tension entre les patterns en surface et l’illusionnisme spatial, une tension qui, précisément, dresse et enveloppe le spectateur, en lui induisant une expérience du pli, du tissage, qui sollicite la totalité de son corps : « in two ways: using attention to surface pattern to create awareness of the woven object’s tactility and creating a space, reminding viewers that they are bodies in space » [16]. En effet, comme le remarque l’historienne de l’art Laura Weigert à propos des Tapisseries de Cluny, les tapisseries affichent, dès leur propre étymologie – du moins en langue allemande – un entremêlement d’une composante architecturale et spatiale et d’une vestimentaire, comme en témoignent les mots Gewand (vetêments), Wand (mur) et winden (envelopper). Dans ce sens, les tapisseries, en tant qu’« œuvres » textiles, engendrent une perception qui est non seulement globale et synesthésique vis-à-vis du corps du spectateur et de celui du producteur, mais également une perception « environnementale » qui comprend à la fois l’espace-topologie en tant qu’ensemble de positions et repérage de rapports et de structures, et l’espace-habitat comme ensemble de gestes et de pratiques en devenir. Plus concrètement, les tapisseries détaillent et magnifient les propriétés de la texture précédemment évoquée, car
lorsqu’elle donne à voir l’entrelacement des fils qui la structurent, la texture dévoile une « trame » de parcours particuliers, qu’ils soient ou non organisés en une unité compacte et régulière et dont elle est la configuration résultante. La texture dépend de la structure morphogénétique déterminée par la trame (…) [l]es sensations tactiles, cinétiques et les mouvements empathiques conséquents, générés par le façonnement matériel de l’œuvre, orientent des parcours projectifs et imagés qui définissent cette microtopologie, indépendamment du caractère figuratif ou narratif de l’ensemble (…). L’aspect textural forgé par la trame rappelle aussi le moment relationnel que les diverses parties tissent en s’entrecroisant (…) l’agencement des liaisons engendre des déplacements, des nœuds, des réseaux, plus ou moins complexes, et participe à la définition du fond, des saillances et des plis [17].
En brouillant les frontières entre forme et figure, entre figure et fond, les tapisseries semblent opérer un travail, suivant Jean-François Lyotard, de type figural puisqu’à partir de l’entrecroisement de la ligne, du fil, elles dégagent, en l’exhibant, le potentiel même du visible conçu comme l’énergie même du « prendre forme », comme l’à-voir et l’à-lire, qui traverse aussi bien le langage que l’image [18]. La « lecture » des tapisseries s’avère à la fois spatiale et temporelle, dans la mesure où elle requiert non seulement des déplacements (rapprochement/éloignement), mais également un temps de constitution de la figure ou, inversement, l’immédiateté de la saisie de la forme globale, ou encore le temps de la reconstitution de la figure lacunaire dans la remémoration. De ce fait, en démultipliant l’idée même de trace (mnésique) par l’épaississement temporel de ses modes de donation, les tapisseries pourraient tenir ensemble les notions de trace-mémoire et de (trace)-archive qui ont souvent opposé précisément le texte et l’image. Comme l’a remarqué le sémioticien et philosophe Herman Parret,
ce dont on se souvient n’est ni une reconstruction abstraite des possibilités ni l’éparpillement des données actuelles (…) mais les pratiques d’émergence de la sémiose. Ainsi, la mémoire est-elle une trace mais une « trace dans l’âme » (…) ou une archive mais une archive archéologie (non pas une archive quantitative et extérieure) [19].
Ainsi conçue, la trace et l’archive – la mémoire mnésique et la mémoire archivale – non seulement ne s’opposent pas, mais elles se superposent comme autant de processus de textualisation et de survivance [20] détachant le texte du support « livre » pour laisser agir le pouvoir de configuration de la parole singulière toujours ressassée [21].
[13] Voir C. Cahen, « Un texte inédit relatif au Ṭirāz égyptien », Arts asiatiques, t. 11, fascicule 1, 1965, pp. 165-168.
[14] Citons, entre autres, les travaux de Tristan Weddigen (2010, 2013, 2014) et, plus globalement, du groupe de recherche « Textile » du Kunsthistorisches Institut de l’Université de Zurich, ainsi que les travaux de l’historienne de l’art Meriel van Tilburg.
[15] « se présenter eux-mêmes en attirant l’attention sur leur contenu et leurs patterns visuels. En même temps, ils couvrent ou cachent et exposent personnes, objets et espaces. Contrairement à la peinture, dans les textiles, l’image et le support, la forme et le matériau coalescent. Une telle ambiguïté confère aux textiles une flexibilité sémantique ainsi que matérielle » (nous traduisons). T. Weddigen, « Textile spaces, interior and exterior », dans G. Feigenbaum, F. Freddolini, Display of art in the Roman palace 1550-1750, Los Angeles, Getty Publications, 2014, p. 163.
[16] « de deux manières : en utilisant l’attention du spectateur al pattern de surface afin de créer la conscience de la tactilité de l’objet tissé, et en créant un espace qui rappelle aux spectateurs les fait qu’ils sont eux-mêmes des corps dans l’espace » (nous traduisons). L. Weigert, « Chambres d’amour : Tapestries of Love and the Texturing Space », Oxford Art Journal, vol. 31, n° 3, 2008, p. 334.
[17] S. Caliandro, « De l’œuvre d’art comme texte à la texture des œuvres. Trames et parcours relationnels dans la création contemporaine brésilienne », dans T. Weddigen (éd.), Metatextile: Identity and History of a contemoprary Art Medium, Textile Studies n° 2, Berlin, Imorde, 2010, pp. 85-86.
[18] Sur ce sujet, nous nous permettons de renvoyer à V. De Luca, « Le figural entre imagination et perception », Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy, vol. 3, n° 1, 2015, pp. 199-220 et à V. De Luca, « La matière et la technique comme dispositifs de médiation. Le cas des Cartes-Tapisseries d’Alighiero Boetti », Actes Congrès AFS 2015, pp. 371-391.
[19] H. Parret, Sutures sémiotiques, Limoges, Lambert-Lucas, 2006, p. 102.
[20] Voir G. Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002.
[21] Voir L. Jenny, La Parole singulière, Paris, Belin, 1990.