Formes et formations de l’informe
dans la bande dessinée
- Benoît Mitaine
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Fig. 7. P. Killofer, Killofer fait son itération, 2000
Fig. 8a. C. Sampayo et J. Muñoz, « La gigantesca sombra
negra », 1993,
Fig. 8b. C. Gardel, La voix de l’Argentine, 2007
Cette scène d’incompréhension initiale, savamment orchestrée par le scénariste et le dessinateur, n’aurait rien eu de troublant dans le sens inverse : le plan détail de la saignée du bras n’en aurait pas été plus lisible car il est volontairement informe, mais le lecteur, conscient d’être devant une vieille dame hospitalisée, aurait balayé la case d’un regard nonchalant sans même percevoir les étonnantes caractéristiques de cette vignette. Un dispositif de ce type appelle plusieurs remarques :
Le procédé “zoomesque” utilisé par Altarriba et Kim, loin de relever d’un cas isolé, est un artifice communément employé dans la bande dessinée (fig. 7). Dans la majorité des cas, et quelle qu’en soit sa fonction (surprendre le lecteur, suspendre la lecture, générer de l’indétermination, créer de l’interaction en complexifiant la lecture, jouer avec les codes de la bande dessinée en défigurant le figuratif, etc.), l’informe n’existera que le temps d’un bref moment d’indétermination et de vacillement des sens. Ce type de dispositif de brouillage narrativo-visuel jouant sur le macro- ou le micro- est faiblement disruptif en ceci qu’il vient fêler le moule figuratif sans jamais chercher à le rompre. Il s’agit toujours d’une instillation à dose homéopathique de figuratif défiguré (et non d’informe pur) afin de soigneusement se garder du risque de faillite diégétique.
Bien entendu, et ce sera le mot de la fin, les jeux d’échelle ne sont pas les seuls stratagèmes esthétiques pour faire sortir le récit figuratif de ses gonds. Les dessinateurs ne manquent pas d’artifices graphiques de déformation et d’anamorphose pour s’adapter à leur sujet. Dans cette catégorie d’auteurs aimant mettre à l’épreuve son lectorat, il est difficile de ne pas penser aux Argentins José Muñoz et Carlos Sampayo qui sont eux aussi coutumiers des déformations en tout genre. Maîtres du noir et blanc et des grands aplats, les pères du détective privé Alack Sinner sont à leur aise dans les univers interlopes et mal famés qui prévalent dans le genre noir. Adeptes d’angles de vue ou de cadrages déstabilisants, ils sont aussi friands de plans-détail, de déformations faciales ou corporelles qui rendent le décryptage de certaines cases malaisé, comme dans l’illustration 8 (fig. 8), où l’on voit d’abord une déformation que l’on pourrait qualifier de mécanique, avec un poing recouvert d’un gant de boxe qui vient littéralement écraser un visage au point de le rendre informe ou cet assassinat curieusement cadré et doublé d’un angle de vue en contre-plongée radicale (proche du nadir) qui rend la scène confuse pour qui ne cherche pas à en comprendre la composition.
Dans cette rubrique des esthétiques de l’extrême et des procédés défigurants ou déformants, il aurait été aussi possible de revenir à Alberto Breccia, auteur qui a poussé le plus loin l’étude du champ du difforme/informe dans son œuvre. Il suffirait d’ouvrir son Buscavidas ou son Drácula, Dracul, Vlad ? Bah pour découvrir des déformations de type onirico-cauchermardesques ou carnavalesques. D’autres auteurs, comme le dessinateur argentin Sanyú (fig. 9), ont, eux, cherché à donner corps à la folie, avec des déformations de type psychotique en fracturant leurs cases, en choisissant des angles de vue insolites, en contorsionnant les corps, en noyant les traits de contour au milieu de nervures quasi organiques (comme des membranes) parvenant ainsi à décomposer les vignettes et à jouer avec les limites de la figuration [16].
Les quelques échantillons présentés ici de cette grammaire de l’informe et du difforme, bien qu’en faible nombre par rapport à l’existant, montrent à quel point la diversité, l’ingéniosité, l’expérimentation et la hardiesse sont sans cesse à l’œuvre dans la bande dessinée. C’est avec des thématiques comme l’informe que l’on peut apprécier l’ampleur du chemin parcouru par cette « médiaculture » [17] considérée comme un média populaire, certes, mais qui sait aussi aller sans complexe sur les brisées des beaux-arts pour développer des langages et des expressions qui montrent à la fois sa verte jeunesse et sa fière maturité, sa capacité d’adaptation et de renouvellement perpétuels.
[16] Voir B. Mitaine, « Les affranchis : pour une adaptation libre. Le cas de El hombre descuadernado, adaptation du “Horla” », dans B. Mitaine, D. Roche et I. Schmitt (Dirs.), Bande dessinée et Adaptation (Littérature, cinéma, TV), Clermont-Ferrand, PUBP, 2015, pp. 155-176.
[17] Eric Maigret, Eric Macé (dirs.), Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Paris, Armand Colin / INA, 2005.