Formes et formations de l’informe
dans la bande dessinée
- Benoît Mitaine
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Fig. 1a. L. Trondheim, Bleu, 2003
Fig. 1b. Ibn al Rabin, « l’Empire contre attaque », 2001
Fig. 2a. C. Camp, Eggs, Eggs, Eggs,
Fig. 2b. A. Molotiu, sans titre, 2012
En effet, si l’informe, tout comme l’abstrait (qui à la différence de l’informe s’autorise des formes connues) ont su produire des résultats dignes d’admiration sur des œuvres expérimentales au format très court, au-delà de deux ou trois planches, l’impossibilité de recourir au figuratif ne peut guère que déboucher sur une situation de mise en faillite diégétique. Des auteurs de bande dessinée reconnus comme Lewis Trondheim ou Ibn al Rabin sont ainsi parvenus, l’espace d’une planche (fig. 1), à construire en plusieurs bandes une progression séquentielle à partir d’éléments informes qui interagissent entre eux. Ces planches font sens notamment parce que le lecteur perçoit une évolution et parvient à associer ces dessins à une action. Chacun y verra ce qu’il voudra, mais ces formes quasi embryonnaires semblent appartenir au vivant et tout spécialement à la biologie cellulaire (la cytologie) : ne voit-on pas comme des scènes de fécondation, de fusion et de division cellulaire ?
Quoi qu’il en soit, l’exercice ne peut opérer que sur le court terme et toute tentative de prolongation sur plusieurs pages s’avérerait contre-productive tant la menace de répétition pèse sur ces productions fragilisées par une radicalité qui les pousse à prendre le contrepied permanent des lois de la narration. Il en va d’ailleurs de même pour l’ensemble de la bande dessinée abstraite [3], dont on peut saluer une performance artistique qui cherche à faire place à « une nouvelle gamme de possibles » [4] en donnant « congé à la narration, à la figuration » [5], mais qui systématiquement s’épuise au bout d’une page… Cet épuisement précoce doit beaucoup au fait que l’abstrait en bande dessinée s’apparentent trop souvent à des tableaux entretenant une certaine confusion entre sérialité et séquentialité ou se contentant de plaquer les cadres formels de la bande dessinée (cases et bandes) sur ce qui pourrait tout aussi bien être une peinture abstraite (fig. 2). Le fait d’ailleurs que ces productions s’épanouissent de façon privilégiée sur une planche unique ne sera pas sans rappeler le tableau, unité de production phare du monde de la peinture.
Suite à ces considérations préliminaires – que d’aucuns trouveront peut-être conservatrices – sur les manifestations les plus pures d’informe dans le neuvième art, intéressons-nous à présent aux relations que nourrit la bande dessinée figurative avec l’informe.
Monstres d’ici et d’ailleurs
D’un point de vue purement thématique, il est difficile dans un premier temps de penser l’informe ailleurs que dans le cadre générique du fantastique et de la science-fiction, deux genres qui ont pour spécificité de chercher à provoquer la « rupture des limites entre matière et esprit » [6] et d’imaginer des mondes lointains peuplés d’êtres nouveaux pas toujours très amicaux.
A l’intérieur de ce cadre générique, il est encore plus difficile d’échapper à la figure tutélaire d’Howard Phillips Lovecraft et à ses monstres qui nient « les lois de la matière et de l’énergie » au point qu’« aucun mot d’aucune langue ne saurait » [7] les décrire. En faisant aveu d’impuissance face à cette altérité extraterrestre radicale, Lovecraft fait des limites du langage et de l’indicible le comble du monstrueux et il délègue à son lecteur le pouvoir démiurgique d’imaginer son propre monstre.
Cette licence littéraire propre au roman, basée sur un pacte de lecture qui fonde le lecteur à endosser une véritable responsabilité créatrice en comblant « les blancs » [8] lors de l’acte de réception, n’existe guère en bande dessinée et là où Lovecraft s’en remettait à son lecteur au moment crucial d’imaginer l’inimaginable, le dessinateur peut difficilement se permettre de laisser une case blanche sur sa planche. Parmi les dizaines d’adaptations existantes du Cthulhu de Lovecraft, la figure du gigantesque monstre marin tentaculaire (type Bojan Vukic dans Grands Anciens, Soleil, 2010) est dominante et pourtant, quelle situation se prêtait mieux à l’usage de l’informe que celle consistant à dessiner un monstre ne correspondant à aucun des mots du dictionnaire ?
Seul le dessinateur argentin Alberto Breccia (1919-1993) (fig. 3) semble avoir perçu que l’informe était le parfait pendant graphique de l’indicible et que par son indétermination sémantique et formelle il était le seul à être en mesure d’offrir un espace de liberté créatrice à l’imagination du lecteur :
Je me suis rapidement aperçu que les moyens traditionnels de la bande dessinée n’étaient pas suffisants pour représenter l’univers de Lovecraft et j’ai commencé à expérimenter de nouvelles techniques comme le monotype ou le collage. Ces monstres sans forme (…) sont ainsi faits parce que je ne voulais pas me limiter à donner au lecteur ma propre représentation de ces monstres ; je voulais (…) qu’il utilise cette base informe que je lui donnais pour y greffer ses propres frayeurs [9].
L’informe de Breccia est la chose innommable et indescriptible par excellence, l’expression de l’altérité radicale. Ces dessins presque animés, résultant d’une gestualité nerveuse, donnent naissance à un monstre comme électrisé par un mouvement perpétuel qui le rend insaisissable. Le polymorphisme et l’incomplétude qui se dégagent de cette figure ne peuvent qu’inviter le lecteur, comme chez Lovecraft, à y mettre du sien, à investir cette masse informe en y projetant tout le monstrueux qui sommeille en lui et qui ne demande qu’à se réveiller.
[3] On pourra se faire une idée de la diversité de la bande dessinée abstraite en parcourant Abstract comics. The Anthology: 1967-2009 dirigée par A. Molotiu (Fantagraphics books : 2009) ou en allant sur le blog Abstract Comics dont il est l’administrateur depuis 2009 (consulté le 4 août 2017).
[4] L.-C. Semmer, L’Art abstrait, Paris, Larousse, 2010, pp. 12-13.
[5] T. Groensteen, Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2, Paris, PUF, 2011, p. 13. Au sujet de la bande dessinée abstraite, on lira avec intérêt les pages 10 à 15.
[6] T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 121.
[7] H. P. Lovecraft, « L’appel de Cthulhu » (1926), dans Cthulhu. Le mythe, Paris et Oyonnax, Bragelonne et Sans-Détour, 2012, p. 117.
[8] W. Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique (1976), Bruxelles, Mardaga, 1985.
[9] Fragment d’interview d’Alberto Breccia cité dans « Note de l’éditeur », dans Les mythes de Cthulhu, Montreuil, Rackham, 2004.