Erwin Wurm :
les besognes de l’informe

- Charlotte Limonne
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Fig. 5. E. Wurm, Fat Car, 2002

Fig. 6. E. Wurm, Me Fat, 2011

Fig. 7. J. Callot, Bossu, 1616-1622

Fig. 8. J. Wurm, Am I a House ?, 2005

Fig. 9. E. Wurm, One minute
sculpture
, 1997

Fig. 10. E. Wurm, One minute
sculpture
, 1997

Fig. 11. E. Wurm, One minute
sculpture
, 1997

Renverser

 

      Dès 1991, Erwin Wurm commence à travailler sur l’obésité et cette thématique deviendra un leitmotiv de son œuvre. L’artiste est très intéressé par la vie quotidienne et les objets qui y participent, ce qui fait qu’il est également très sensible à notre société contemporaine et aux différents enjeux qui la traversent. La consommation de masse et la compulsion d’achats qu’elle peut provoquer sont les phénomènes qui, certainement, l’ont amené à réfléchir sur le corps gros, de la même manière qu’il avait auparavant analysé la sculpture : par son volume ou sa manière d’occuper l’espace. Cependant, Erwin Wurm ne critique pas ; il se contente de faire état de ce qu’il voit autour de lui comme, par exemple, dans la vidéo Family Wohlmuhler (1998) où il interviewe Margot Wohlmuhler chez elle, au milieu de sa cuisine envahie du sol au plafond par les produits qu’elle achète sans arrêt avec son mari.
      Sinon, le plus souvent, c’est en empilant les vêtements ou en les rembourrant qu’il donne une apparence obèse à ses modèles, fusionnant, là, la compulsion de possession et le résultat que cela peut provoquer, rendant compte aussi du malaise qui l’accompagne. Dans la vidéo 13 pullovers (1991), un homme enfile ainsi l’un sur l’autre 13 pulls, soit, probablement, plus que ses placards ne peuvent en contenir. Et, au fur et à mesure de cet habillage qui semble ne jamais prendre fin, on perçoit parfaitement que les mouvements du personnage sont de plus en plus difficiles, engoncé et boudiné qu’il est par toute la masse de tissu l’enveloppant.
      Les vidéos 13 Pullovers et 59 Positions semblent donc être le point de départ du travail d’Erwin Wurm sur le corps et son devenir informe. Dans les années 2000, ce phénomène se propage également parmi les objets (voiture, maison, etc.) (fig. 5) en tant que prolongement et substitut de la personne. De même, le vêtement, par sa souplesse, est adopté comme équivalent de la peau humaine. Elastique, il permet à l’artiste de déformer le corps de ses modèles selon ses désirs, laissant imaginer des protubérances dignes des plus hideux bossus (figs 6 et 7).
      Erwin Wurm dit avoir grandi en Autriche dans les années 1960, au sein d’une société catholique étroite d’esprit. Ce n’est qu’après la mort de ses parents qu’il semble s’être senti libre de faire appel à l’absurde et à l’humour pour s’exprimer. Le corps difforme est devenu alors clairement le moyen de se jouer des règles imposées par la société. Chez les catholiques, le gros était assimilé à l’homme qui péchait par gourmandise. Aujourd’hui, un corps beau et en bonne santé est forcément mince et musclé. Erwin Wurm, ne séparant aucunement le physique, le spirituel, le psychologique et le politique, prend à contre-pied la culture occidentale, en donnant corps à ce que celle-ci rejette, de la même manière que le faisait le Tchouang-tseu – l’un des trois principaux recueils de textes du Taoïsme (écrit entre 453 et 221 avant notre ère) – lorsqu’il faisait l’éloge de l’errant, du dément et de l’estropié, au cœur d’une civilisation chinoise impériale bureaucratique qui faisait coïncider intégrité corporelle et humanité, prônant la rectitude et la bienséance [6]. C’est, dans ces deux cas, par le renversement des formes et des valeurs qu’une libération est rendue possible.
      « Renverser un objet, c’est lui ôter sa signification », écrit Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception :

 

Si quelqu’un est étendu sur un lit et que je le regarde en me plaçant à la tête du lit, pour un moment ce visage est normal. Il y a bien un certain désordre dans les traits et j’ai du mal à comprendre le sourire comme sourire, mais je sens que je pourrais faire le tour du lit et je vois par les yeux d’un spectateur placé au pied du lit. Si le spectacle se prolonge, il change soudain d’aspect : le visage devient monstrueux, ses expressions effrayantes, les cils, les sourcils prennent un air de matérialité que je ne leur ai jamais trouvé. Pour la première fois je vois vraiment ce visage renversé comme si c’était là sa posture « naturelle » : j’ai devant moi une tête pointue et sans cheveux, qui porte au front un orifice saignant et plein de dents, avec, à la place de la bouche, deux globes mobiles entourés de crins luisants et soulignés par des brosses dures [7].

 

Le corps renversé ou déformé provoque la peur et le rejet parce qu’il renvoie à notre propre corps et au devenir informe qu’il renferme. Cependant, le visage décrit par Merleau-Ponty est aussi celui d’un « clown grotesque » [8] et s’il ne déclenchait pas la crainte, il ferait rire. C’est pourquoi, passant du corps humain à l’objet quotidien – voitures et maisons boursouflées, immeubles dégoulinants – Erwin Wurm nous entraîne de l’absurde monstrueux des corps déformés par des vêtements portés de manière non-conforme au ridicule humoristique provoqué par l’informe. Malgré tout, seule notre appréhension de ces œuvres se modifie, les procédés adoptés par l’artiste, eux, restent inchangés. Dans chaque cas, ils travaillent activement à détruire la consistance des corps et des choses, à ramollir les frontières qui les définissent, à brouiller les classements. Car rappelons-nous de la définition énoncée par Georges Bataille : « Informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser » [9].
      L’exemple le plus évident de ce phénomène de déclassement à l’œuvre dans le travail d’Erwin Wurm est certainement sa vidéo Am I a House ? réalisée en 2005 (fig. 8), à partir de sa sculpture monumentale, Fat house (2003), qu’il fait s’interroger sur sa propre nature : est-elle une maison ou une œuvre d’art ? Et, qu’est-ce que le fait inhabituel pour une maison d’être grosse, entraîne dans la perception que les gens ont d’elle [10] ? Toutes ces interrogations nous montrent que l’obésité chez Erwin Wurm n’a pas à voir avec le difforme ou le monstrueux mais, au contraire, cherche à entraîner la forme au-delà d’elle-même, jusqu’au point extrême où on peine à la reconnaître. De même, Am I a House ? met en évidence le brouillage que peut provoquer l’art contemporain parmi les catégories traditionnelles de l’art. Erwin Wurm cherche à rendre caduc l’ensemble de ce système. Pour lui, la sculpture s’attache à un champ beaucoup plus vaste que celui qu’on lui attribue normalement. Et c’est ce qu’il nous démontre en 1997, lorsqu’il imagine ses premières One minute sculptures (figs 9, 10 et 11) :

 

Les premières One minute sculptures étaient une complète expérimentation qui n’ont pas été réalisées dans la sécurité d’un studio photo. J’étais invité pour une exposition, et je suis arrivé dans l’espace où je devais installer mes œuvres, sans rien d’autre qu’un appareil photo. J’ai utilisé les gens qui travaillaient dans la galerie et le matériel qu’il y avait à disposition. Les photographies ont été imprimées en petit format cette fois-là, car c’étaient des instantanés pris rapidement, et je voulais garder cet esprit [11].

 

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[6] « Le répertoire des positions indécentes dépeintes dans le Tchouang-tseu prend un relief plus saisissant lorsqu’il est restitué dans ce contexte de dressage du corps auquel œuvrent de façon conjointe le ritualisme et le légisme. Les accoutrements loqueteux ou débraillés, les postures voûtées, les corps bossus ou contrefaits, la prolifération des formes tordues, les répliques d’une gaudriole effrontée, peuvent être saisis comme autant de façons de se libérer du corset préventif des normes rituelles, de riposter à ces civilités d’apparat et à la coercition qu’elles impliquent. Ces inventions littéraires du Tchouang-tseu traduisent une résistance éthique aux mécanismes d’enfermement de l’individu dans un espace réduit et contrôlé, où chacun est tenu à une stricte correction posturale, à une motricité et une mobilité codifiées dans chaque détail, à un choix d’expressions dictées par avance. », R. Graziani, Les Corps dans le Taoïsme ancien : L’Infirme, l’informe et l’infâme, Paris, Les Belles Lettres, « REALIA », 2011, p. 240.
[7] M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 292.
[8] Y.-A. Bois et R. Krauss, « Quelconque », dans L’Informe : Mode d’emploi, op. cit., p. 162.
[9] G. Bataille, Documents [1929], art. cit., p.382.
[10] « […] Mais maintenant, la question est : suis-je une œuvre d’art ? Je suis une maison, oui. Mais si quelqu’un voulait me construire ? Une maison et une œuvre d’art ? Une maison et une maison double qui me définirait en temps en tant que maison et maison d’art ? Ou, s’il n’était pas question d’œuvre d’art ? Juste d’une maison. Ou d’aucune maison ? Juste d’une œuvre d’art. Oh, c’est tellement confus.
Et pourquoi suis-je grosse !? Une maison ne peut pas être grosse. C’est ce qu’on m’a dit ! C’est un fait ! Une chose est claire : aucune maison ne peut être grosse. Mais, je suis une maison. Oui, je suis une maison grosse. Et je suis une œuvre d’art en plus d’être une maison !? Une œuvre d’art peut-elle être grosse ?! Je devine la même histoire qu’avec la question de la maison : une maison ne peut pas être grosse et une œuvre d’art ne peut pas être grosse ! Mais, attend, peut-être est-ce un art que d’être grosse ? Peut-être cela fait-il de moi une œuvre d’art. Mais, alors, il existe beaucoup de créatures grosses dans le monde comme les animaux, les gens ou les plantes […]. », E. Wurm, Am I a house ?, 2005, vidéo en couleur, 9 min. 29 sec., en boucle, San Francisco, Coll. part. (Erwin Wurm : The artist who swallowed the world, op. cit., pp. 186-187).
[11] « At some point of time I realized that my artwork needed to be woven into my real life more substantially. I wanted to involve myself as a person rather than keep the art isolated in its specific place. I wanted to take risks by placing myself in the first row, and no longer hide behind the works. So I began to let all my personal wishes and desires flow into the work. Social behaviors, political issues, sexuality, embarrassment, stupidity, disturbance…
The first One minute sculptures were a complete experiment, in fact, and not made in the safety of the studio. I was invited to do a show, and I arrived at the space to install my work with nothing but a camera. I used the people who worked in the gallery and the materials they happened to have there to install the exhibition. The photographs were printed small, because they were quick snapshots and I wanted to maintain that spirit
. », E. Wurm, dans Erwin Wurm : The artist who swallowed the world, op. cit., p. 97.