Erwin Wurm :
les besognes de l’informe

- Charlotte Limonne
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résumé
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Fig. 1. E. Wurm, 59 Positions, 1992

Fig. 2. E. Wurm, 59 Positions, 1992

Fig. 3. E. Wurm, 59 Positions, 1992

Fig. 4. P. Picasso, Empreinte de papier froissé, 1934

      Erwin Wurm est un artiste autrichien né en 1954. Voulant être peintre, il devient finalement sculpteur. Il débute dans les années 1990 en s’inspirant fortement des mouvements majeurs de l’époque : l’art conceptuel et le minimalisme. Mais rapidement, un écart se creuse avec ces courants [1]. L’artiste interroge la forme d’une autre manière, la pousse vers l’informe, privilégie les matières molles, en même temps qu’il s’oriente vers l’humour et l’absurde. Ainsi, le sens de l’œuvre, le texte qu’elle sous-tend, puisant parfois ses racines chez les philosophes, et l’œuvre elle-même semblent se déformer de concert. Nous verrons comment un effet de contamination se produit entre toutes ces catégories également touchées par le phénomène mis en branle par l’artiste. Pour ce faire, je vous proposerais de suivre quelques-uns des processus donnant lieu à l’informe, comme le recommande Georges Bataille : donner « non plus le sens mais les besognes des mots » [2] – nous pourrions rajouter, des images, des formes, etc.

 

Déplacer, désarticuler

 

      Dans la vidéo 59 Positions de 1992 (figs 1, 2 et 3), 59 séquences d’environ un minute chacune se suivent, présentant toutes, une ou deux personnes immobilisées dans des positions étranges, telles des statues vivantes. Le corps des performeurs déforme les vêtements, qu’ils ne portent pas de manière habituelle, mais dans lesquels, plutôt, ils semblent vouloir entrer entièrement comme dans un sac. En retour, ou d’un même mouvement, le vêtement semble modeler le corps, le contenir des pieds à la tête et, dans ce but, l’oblige à se contorsionner ou à se comprimer, le force à adapter sa forme à ce qui l’enveloppe. Les corps de 59 Positions, au final, ne sont plus vraiment des corps humains. Les vêtements les ont métamorphosés en d’étranges bêtes, à moins qu’ils ne donnent à voir les signes d’un rébus indéchiffrable où l’inconscient affleure. Erwin Wurm écrit en 2006, jetant un regard rétrospectif sur ce travail :

 

Dans la vidéo 59 Positions, pour la première fois, je sentais que je permettais à l’absurdité d’entrer dans mon travail. Auparavant, j’avais toujours eu une haute estime de ce que je faisais ; je voulais atteindre le niveau le plus élevé de l’art. Un art noble, je pensais, est forcément très spirituel, très réfléchi, et toujours très intelligent. J’ai toujours voulu réaliser cet idéal, mais cela n’est jamais arrivé.
Dans 59 Positions, il y a beaucoup de séquences que j’avais l’impulsion de rejeter quand je les ai vues. Mais je les ai laissées ; c’est bon pour moi d’inclure ce qui est mauvais à ce qui semble juste, cela mène toujours à quelque chose de nouveau et d’intéressant [3].

 

Il semble donc que ces « positions » qui font comme sortir l’humain de sa forme pour le faire entrer dans la peau même du vêtement ou encore, dans celle d’une larve à l’anatomie déconcertante, aient été plus ou moins improvisées puis, au moment de leur sélection, retenues dans leur ensemble comme le témoignage d’un affleurement des désordres de l’inconscient, d’un surgissement de l’informe à l’endroit de l’humain. Cependant, comme le précise Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss dans L’Informe, mode d’emploi : « L’informe n’est (…) pas simplement un effacement de la forme ; c’est une opération qui défait la forme, un procès qui génère une "mauvaise forme" » [4]. Ainsi, l’informe ne serait pas réellement l’absence de toute forme mais l’apparition d’une forme qui ne serait pas juste, ce que pressentait apparemment Erwin Wurm, lorsqu’il ne pouvait plus séparer la « bonne » séquence de la « mauvaise », probablement aussi parce que toutes n’étaient déjà plus que le résultat d’une décomposition.
      Ici, je voudrais proposer de rapprocher 59 Positions des Empreintes de papier froissé (1933-1934) (fig. 4) créées par Pablo Picasso ainsi que des Sculptures involontaires de Brassaï : les corps pris dans les vêtements sont très souvent repliés ou tordus, vus selon d’importants raccourcis ; les papiers de Picasso sont plissés ; le ticket de bus ou le coton hydrophile photographiés par Brassaï sont roulés sur eux-mêmes. L’objet, et la matière qui le compose, sont chaque fois déformés et condensés pour donner à voir autre chose que ce qu’ils sont lorsqu’ils se conforment à la définition abstraite que l’homme leur a assignée. Ces configurations brouillées font écho, selon Rosalind Krauss et Yves-Alain Bois, à la comparaison que Jean-François Lyotard utilise pour nous rendre compréhensible les principes à l’œuvre dans l’inconscient :

 

Un morceau de papier a été froissé, de sorte que l’écriture qui s’étendait sur toute sa surface se trouve désormais ramassée en une boule compacte. Dans les plis et les replis de la boule, des fragments de discours auparavant dispersés entrent maintenant en contact du fait que certains mots vont se cacher derrière d’autres. Lyotard nous demande alors d’imaginer qu’avant que le papier ne soit mis en boule certaines parties du papier soient présélectionnées pour résister à la compression générale, assurant ainsi la lisibilité des fragments dont elles sont porteuses [5].

 

Mais, ce qu’il faut impérativement retenir de la réflexion de Lyotard est que l’inconscient est capable de « déplacer » et de « condenser », c’est-à-dire, de réunir puis de maintenir ensemble deux choses, même contradictoires. Deux éléments apparemment incompatibles peuvent donc se retrouver fusionnés. Suivant cet exemple, l’informe paraît avoir de nombreux points communs avec l’inconscient. Dès lors, il n’est plus incohérent d’affirmer que l’informe a une forme, comme par exemple, le crachat, s’écrasant au sol, en adopte une, bien que celle-ci soit complètement aléatoire, dépendant de dizaines de paramètres tous très variables. De la même manière, chaque forme que prend le ou les performeurs dans les vêtements mis à leur disposition par Erwin Wurm est différente, en même temps que fort proche les unes des autres – une masse compacte avec deux ou quatre excroissances – dépendant de l’élasticité du tissu, de la corpulence du performeur ou de sa souplesse. Le corps n’est plus un corps, le vêtement n’en est plus un non plus. Ce sont maintenant des formes informes, dépourvues de sens, ou plutôt, provoquant une désorientation du sens, symboliquement et physiquement : il est pratiquement impossible de distinguer les bras des jambes, la position que prend le corps, la place de la tête... pire encore, les jambes ou la tête sont enfilées dans les manches, les bras, croisés à l’intérieur du corps du pull ou bien dressés, brandissant les jambes d’un pantalon… Corps et vêtements sont littéralement sens dessus-dessous. L’œuvre semble proposer pareillement, une signification désarticulée, à la manière d’un babillage enfantin ou d’un langage barbare.

 

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sommaire

[1] En 1990, Erwin Wurm crée des sculptures virtuelles dont seule la trace rectangulaire reste visible, sur divers socles ou à même le sol, grâce à la zone dépourvue de poussière qu’elles ont laissé lors de leur retrait. Cependant, malgré les apparences et le désir du jeune artiste, à l’époque, de participer au mouvement de l’art conceptuel, c’est, en fait, à des expérimentations comme l’Elevage de poussière de Marcel Duchamp, que ces œuvres sans titre ni volume peuvent être rattachées. A la même époque, Erwin Wurm habille aussi des formes géométriques avec des vêtements. Pour lui, le vêtement est alors le moyen de représenter l’absence d’une personne. Bien que tout à fait ordinaires, exemplaires lambda d’une production industrielle, les vêtements que l’artiste choisit, par leur matière souple et les rares plis que cela entraîne, introduisent dans la géométrie parfaitement lisse des formes minimalistes, un écart procurant un sentiment d’étrangeté.
[2] G. Bataille, Documents [1929], Paris, Mercure de France, 1968, p.3 82.
[3] « In the video 59 positions for the first time, I felt I was allowing absurd aspects to enter into my work. Before, I had always held this very high notion of what I was pursuing; I was after the supreme level of art. High art, I thought, is very spiritual, very intellectual, and always so smart. I had always wanted to achieve these ideals, but it never happened ».
« In 59 positions, there are many segments which I had the impulse to throw out when I saw them. But I left them; it’s good for me to include what is wrong with what seems right, it always leads to something new and interesting. », E. Wurm, dans Erwin Wurm : The artist who swallowed the world, Ostfieldern, Hatje Cantz Verlag, 2006, p. 31.
[4] Y.-A. Bois et R. Krauss, « Inconscient », dans L’Informe : Mode d’emploi, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, p. 99.
[5] Ibid., p. 96. Voir également le chapitre « Le Travail du rêve ne pense pas », dans J.-F. Lyotard, Discours / Figure, Paris, Klincksieck, 1971, pp. 239-270.