Quand l’informe prend forme :
les métamorphoses du mou et du visqueux
chez Antoni Tàpies et Manolo Millares

- Martine Heredia
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résumé
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      Alors que, jusque-là, l’Histoire de l’art était dominée par la forme, l’apparition de l’informe bouleverse les codes et déstabilise les attentes de ses contemporains : le spectateur et le critique étaient habitués à regarder ou à analyser l’image en tant qu’image de quelque chose, dans un rapport de ressemblance, d’analogie avec l’objet qu’elle désigne, ce qui permettait de générer du sens et de produire une interprétation. Désormais, les tableaux ne peuvent plus être narrativisés ni donner lieu à un texte pour rendre l’image transparente. Car l’aporie réside bien, nous dit Liliane Louvel, « dans le fait que l’image semble devoir nécessairement en passer par le langage à un moment ou à un autre si explication (même pour soi), communication, référence, il doit y avoir » [1]. La question qui se pose – et qui alimente les études portant sur la relation texte/image – est de savoir s’il y a des images sans discours, voire sans texte. En refusant la narrativité comme projet, l’informe opère une remise en cause de la représentation et semble se présenter comme une image absente d’elle-même. Et pourtant, les œuvres sont là, devant nous, à exposer leur picturalité, à nous interroger.
      Pour comprendre les raisons de ce bouleversement dans l’Histoire de l’art, il faut en chercher les causes, d’abord, dans les conditions qui ont vu l’émergence de l’informe ; ensuite, dans les textes philosophiques dont se nourrissent les artistes et qui influent sur leur pratique. En mettant en parallèle les bombardements injustes dont a été victime la population espagnole pendant la guerre civile et les désastres de la Seconde Guerre mondiale, les artistes espagnols prennent conscience de la répétition de la barbarie. De là naîtra en Espagne – comme cela avait été le cas en Europe et aux Etats-Unis – une remise en cause des valeurs et une attitude désespérée face à la réalité qui révèle que l’absurde se manifeste dans un perpétuel recommencement, que rien n’a de sens. En proie aux mêmes doutes que leurs contemporains sur le devenir de l’art, les artistes espagnols sont convaincus de la nécessité de redonner du sens à leur pratique et de créer un art autre. Ainsi, de même que les romanciers ou les dramaturges expriment la désintégration du monde par un langage désintégré (comme l’illustrent les œuvres de Maurice Blanchot, ou de Samuel Beckett), de même les peintres poussent la forme jusqu’à l’informe. Aussi, la peinture informelle apparaît-elle comme une réponse possible aux questions que se pose l’artiste par rapport à sa place dans le monde comme à l’impasse dans laquelle se trouve alors l’art moderne. Le terme d’informel est employé, pour la première fois, par le critique Michel Tapié, en 1948, à propos de l’exposition White and Black, à la Galerie des deux îles, à Paris, et lorsqu’il organise, en novembre 1951, l’exposition « Signifiants de l’informel », dont le but était de démontrer que la notion d’informel peut valablement être appliquée à des œuvres échappant au domaine strict de l’abstraction. C’est par la suite que Michel Tapié parle d’un Art autre, en publiant un album manifeste éponyme, dans lequel il esquisse une théorie à laquelle vont se rallier les artistes, d’abord français puis espagnols. Antoni Tàpies est le premier d’entre eux, suivi très vite par Manolo Millares et les jeunes générations ; sa rencontre déterminante avec Michel Tapié et sa conception d’un « Art autre » le conforte dans sa volonté de travailler moins la figure que la matière. Transgressive, la peinture informelle ne s’attache plus à construire ; pour elle, la forme est par nature indéterminée, imprévisible, insaisissable et pourtant décisive. Contre l’ordre et les images conventionnelles, elle impose l’informe ; à la composition réfléchie, elle oppose l’improvisation et l’accident, au rationnel elle répond par l’irrationnel.

 

Une nouvelle conception picturale

 

      L’esthétique de l’art informel repose sur deux principes essentiels. Tout d’abord, les peintres n’entendent plus représenter le monde tel qu’il est ou tel qu’il se rêve : en ce sens, il se produit un renversement des valeurs qui fait de l’art informel un art de l’ambiguïté. Pour la première fois, la représentation cesse d’être la préoccupation et cède la place à la présence de la matière qui s’impose comme informe et se transforme en événement ou avènement. L’œuvre artistique acquiert une autonomie absolue en ce que sa seule présence suffit sans qu’il soit nécessaire de lui attribuer une signification quelconque. Son sens viendra après sa réalisation et dépendra de l’individu qui interprétera l’œuvre. De fait, la peinture informelle ne répond pas aux attentes du spectateur ni à ses habitudes parce que, d’une part, les « formes » qu’elle propose ne ressemblent à aucune autre forme qu’il a en mémoire, et que, d’autre part, elle ne comporte aucun caractère narratif, aucune diégèse ; par conséquent, parce que le spectateur bute sur l’ineffable, sur l’inconnaissable, elle ne peut que provoquer d’abord la surprise. Elle oblige donc le spectateur à s’interroger et à reconsidérer la valeur de l’art. Elle prétend alors opérer une métamorphose parce que le spectateur est entraîné vers quelque chose d’inconnu qui ne peut le laisser indifférent, dit Michel Tapié dans son essai Un Art Autre [2], vers un ailleurs imprévisible. En la contemplant, le spectateur renonce à toute idée préalable et s’abandonne aux vertus plus ou moins inattendues du geste et du matériau (taches, pâtes épaisses, grattées, empreintes, matière violentée ou emploi de matières inhabituelles). La peinture apparaît comme la prémonition de quelque chose qui n’est pas encore et qui tend vers l’œuvre d’art libérée. La forme transcendée se présente au spectateur comme un mystère qui ouvre sur un autre monde où se confondraient l’esprit et les choses.
       Si elle invite le regardeur à pénétrer dans l’inconnu, l’aventure vaut également pour l’artiste lui-même qui doit, comme le spectateur, sortir des habitudes acquises. Le second principe de l’esthétique de l’informe repose sur le rapport entre la forme et la matière. L’objectif étant de se libérer des contraintes de la forme, les artistes se tournent vers une réflexion sur le matériau, la technique et les conditions de l’art. Le refus de la matière picturale traditionnelle au profit d’enduits et de pigments, ainsi que le rejet des normes classiques de dessin, de composition, de rapports colorés, constituent l’innovation de cette nouvelle conception picturale. En effet, il ne s’agit plus de réaliser sur la toile une forme préalablement conçue, mais de la laisser surgir de la matière. Pour produire la peinture elle-même, pour que la matière donne toutes ses possibilités, le geste, l’instinct, l’inconscient reprennent leurs droits. La précipitation, la vitesse seront déterminantes dans certaines œuvres de l’informel. Le peintre exécute ses toiles en réfléchissant le moins possible, voire pas du tout. Comme l’avaient fait Fautrier, Pollock ou Masson par exemple, Antoni Tàpies et Manolo Millares projettent, sur la toile posée à plat, les couleurs brutes, au moyen de tubes ou de pots. Dans leurs tableaux, la matière domine et impose sa contexture épaisse et indéterminée au peintre. Le résultat obtenu est, plus ou moins, une peinture informe, sans images, sans « messages » et sans intention particulière, si ce n’est celle de se libérer des schèmes prédéterminés ; le but de Tàpies et de Millares est de retrouver le sens immédiat et authentique de l’activité picturale et le contact avec l’élément, dans un corps à corps avec la matière. Contrairement donc, à la peinture classique qui présente le plus souvent des tableaux à la surface plate et lisse, où tout l’artifice consiste à faire oublier les matériaux, couleurs et pigments, afin de créer l’illusion en imitant la réalité, les tableaux d’Antoni Tàpies et de Manolo Millares, se caractérisent par une surface terreuse, granuleuse, épaisse ou fibreuse ; en un mot, une surface accidentée.

 

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[1] L. Louvel, Le Tiers pictural, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2010, p. 61.
[2] M. Tapié, Un Art autre, [1957], Paris, Arcurial, 1994, np.