La mémoire fossile
de l’image informe

(à partir de l’ensemble de
dessins Lambeaux, 2013)
- Anne Dietrich
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Fig. 3. Ch. Boltanski, Réserve – Canada, 1988

      Cette idée de la possibilité ouverte par l’informe rejoint la théorie de l’information, provenant du domaine des mathématiques, que Gombrich et Umberto Eco ont pu appliquer dans le champ de l’art. Dans cette théorie, la forme en devenir permet un travail de projection et d’interprétation du spectateur. Umberto Eco nous dit que « plus la structure devient improbable, ambiguë, imprévisible, désordonnée, plus l’information augmente : par information il faut entendre (…) virtualité d’ordres possibles » [11]. Il parle d’ouverture de l’œuvre. Cette œuvre ouverte d’Umberto Eco semble correspondre à la possibilité qu’évoque Valéry. Cependant, alors que le premier évoque la capacité de communication de l’œuvre pour le spectateur, le second envisage une possibilité pouvant renvoyer au développement même de l’œuvre. Cette possibilité semble pouvoir aussi être celle qu’offre la réserve. Dans les dessins des Lambeaux, les blancs sont dominants. Ils creusent l’empreinte, mais d’un relief paradoxalement plat, correspondant au blanc de la feuille. Les espaces blancs sont pleins de promesses. Ils sont, dans tous les sens du terme, des réserves. Réserves, en tant qu’espaces vacants, laissés libres de toute intervention graphique. L’espace est gardé vide, pour laisser vivre la forme, ou peut-être aussi pour un éventuel usage ultérieur. C’est un espace de respiration, d’ouverture permanente vers l’œuvre suivante [12].

 

La réserve, ouverture de la forme

 

      A des niveaux différents, la réserve est une évocation de l’absent, comme dans les installations de Christian Boltanski présentant des vêtements vides (fig. 3), ou, dans un autre registre, au sein des blancs des dessins des Lambeaux [13]. L’absent est celui qui est parti, mais qui, potentiellement, peut revenir à sa place laissée libre. Le terme de réserve paraît donc pouvoir être associé à une possibilité et renvoyer au pas encore présent, qui doit s’inscrire dans l’espace vide. Dans cette perspective, la réserve semble s’apparenter à la notion de puissance définie par Aristote dans la Métaphysique, qui donnera lieu à la notion deleuzienne de « virtuel » [14]. Deleuze se saisit en effet de cet héritage aristotélicien [15] lorsqu’il propose sa définition du virtuel, d’abord dans Différence et répétition (1968) puis dans les Dialogues (1977). Il indique que le virtuel a une temporalité passée : « le passé pur (...) qualifie l’objet virtuel. L’objet virtuel est un lambeau de passé pur » [16]. Deleuze se réfère ici à la pensée de Bergson, qui dans Matière et mémoire, évoque la manière dont la mémoire est constituée, selon trois entités qui s’organisent dans un même système : le souvenir pur, la perception et le souvenir-image. Bergson explique que le « souvenir pur » [17] doit être pensé comme un élément distinct de la perception, mais qui entre en mouvement grâce à elle et avec elle. Il est un souvenir qui ne s’est pas encore exprimé. Le souvenir pur est à différencier du souvenir-image et de la perception, même si les trois fonctionnent ensemble. Le souvenir pur serait donc un souvenir en devenir, qui s’exprimera potentiellement dans le souvenir-image, par l’activité perceptive. C’est pourquoi Bergson le qualifie de virtuel. De la même façon que Bergson, Deleuze pense l’objet virtuel comme coexistant au présent. Il est du passé pur, qui peut s’actualiser en souvenir au contact du présent [18]. La notion de puissance définie par Aristote engage une autre temporalité. L’objet en puissance ne n’inscrit pas dans un passé, mais il est à penser comme une forme en devenir, c’est-à-dire comme une potentialité [19]. En cela, l’objet en puissance est inscrit dans un temps qui s’allonge, un atemps, qui dure jusqu’à ce que l’objet trouve les conditions de son actualisation, qui l’ancrera dans le présent. Il y a entre Aristote, Bergson et Deleuze une différence fondamentale de positionnement. Alors qu’Aristote s’ancre dans une dimension ontologique – l’acte et la puissance permettent de compléter les notions de forme et de matière –, Bergson et Deleuze se situent dans une dimension subjective, psychologique. Le virtuel est un espace de projection, qui est teinté de passé.
      Revenons aux dessins des Lambeaux, en nous attachant à leurs espaces vacants. Peuvent-ils être pensés comme des espaces virtuels, qui renverraient à un passé et à une dimension psychologique, subjective (on peut penser à des espaces projectifs comparables aux tests de Rorschach) ? Ou sont-ils plutôt des zones en puissance, à considérer selon leur dimension ontologique, ou plus précisément poïétique, comme espaces de création et de production de formes ? A travers ces interrogations, c’est la question de la possibilité [20] qu’offre le dessin qui est posée, renvoyant au texte de Paul Valéry cité plus tôt. Dans les Lambeaux, l’informe suggère la possibilité d’une forme en devenir, qui viendrait s’épanouir dans les surfaces restées vierges. En ce sens, les zones de blanc des réserves apparaissent comme des espaces paradoxaux. Le blanc peut en effet être envisagé d’un point de vue positif ou négatif (dans un sens photographique), soit à la fois une zone de respiration (expiration) ouverte à de nouvelles expressions formelles, et une cartographie de trous (inspiration), où les formes seraient englouties. Jean-Luc Nancy évoque une ouverture du dessin, qui semble pouvoir constituer une possibilité :

 

Le dessin est l’ouverture de la forme. Il l’est en deux sens : l’ouverture en tant que début, départ, origine, envoi, élan ou levée, et l’ouverture en tant que disponibilité ou capacité propre. Selon la première direction, le dessin évoque plus le geste dessinant que la figure tracée ; selon la seconde, il indique dans cette figure un inachèvement essentiel, une non-clôture ou une non-totalisation de la forme. De l’une et de l’autre manière, le mot dessin retient une valeur dynamique, énergétique et inchoative que – par exemple – le mot “peinture” ou les mots “film” ou “cinéma” ne retiennent pas. (…) “Dessin” participe d’un régime sémantique où l’acte et la puissance sont mêlés […] [21].

 

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[11] U. Eco, L’Œuvre ouverte, [Opera Aperta, 1962], traduction Chantal Roux de Bézieux et André Boucourechliev, Paris, Seuil, 1965, p. 128.
[12] Cette pensée de la réserve comme espace d’ouverture était vitale pour Robert Rauschenberg, qui déclarait avoir peur d’en venir au bout de son art. On connaît bien ses White paintings (1951), qui semblent pousser au plus loin ce besoin d’avoir encore de l’espace pour se projeter – certains parleront d’écrans. Des réserves sont aussi présentes ailleurs, depuis ses œuvres des années 1950, jusqu’à celles plus tardives des années 2000. Jean Arnaud met bien en évidence le rôle de la réserve chez Rauschenberg, définissant les zones blanches comme « autant de zones de départage et d’échange entre l’espace de l’œuvre achevée et l’espace réel du spectateur, dans lequel règne l’inachèvement ». J. Arnaud, L’Espace feuilleté dans l’art moderne et contemporain, Aix-en-Provence, P.U.P., 2014, p. 56. La publication de l’ouvrage fait suite à la soutenance de la thèse de Jean Arnaud en 2005 sous la direction de Michel Guérin à l’université de Provence, intitulée L’Espace feuilleté dans l’art moderne et contemporain.
[13] Relevons néanmoins que dans les pièces de Boltanski, bien qu’elle soit signifiée par l’espace creux des moules que constituent les vêtements, la réserve est évoquée grâce à leur accumulation, alors que dans les Lambeaux, elle correspond aux espaces vides.
[14] Voir G. Deleuze, « L’actuel et le virtuel », dans G. Deleuze et Cl. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, [1977], 1996, p. 179-185, et Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968, p. 132.
[15] Aristote, Métaphysique, Tome 2,Livres H-N, traduction Jules Tricot, Paris, Vrin, 1991, p. 37.
[16] G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 135.
[17] H. Bergson, Matière et mémoire, Paris, P.U.F., [Paris, Alcan, 1896], 2008, p. 142.
[18] Ce principe des circuits, dans lesquels le virtuel prend place, rappelle l’organisation schématique en cercles de mémoire donnée par Bergson dans Matière et mémoire (ibid., p. 113).
[19] Ernst Bloch fera un commentaire d’Aristote dans ce sens, dans Avicenne et la gauche aritotélicienne. Voir M. Egaña, Les Filles du sommeil, Belles au bois dormant et autres endormies, Abécédaire, Paris, L’Harmattan, 2014, pp. 69-72.
[20] P. Valéry, Degas Danse Dessin, op. cit., p. 95.
[21] J.-L. Nancy, Le Plaisir au dessin, Paris, Hazan, Lyon, Musée des Beaux-Arts de Lyon, 2007, p. 13.