La mémoire fossile
de l’image informe
(à partir de l’ensemble de
dessins Lambeaux, 2013)
- Anne Dietrich
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Figs 1a, b, c, d, e, f, g, h, i, j et k. A. Dietrich,
Lambeaux, 2013
Deux séries tirées de ma production de dessins, intitulées Lambeaux et Lambeaux 2 (2013), présentent des taches noires et grises ramassées au milieu de surfaces blanches. Ces taches abstraites sont flottantes, défiant toute pesanteur. Elles ne semblent renvoyer à rien de précis. Tantôt elles évoquent un paysage, tantôt on croit y voir un agrégat rocheux, isolé de tout contexte spatial plus défini. La tache ouvre la question de la forme et de l’informe. Seule une observation attentive permet de remarquer une certaine granulosité du dessin ou plus précisément, une trame dans les surfaces encrées. Cet entrelacs évoque celui d’un tissu. Il constitue un indice, permettant de déduire l’origine des traces, qui résultent d’empreintes de tissus imprégnés d’encre noire et grise. Le caractère informe des empreintes semble correspondre au mouvement gelé d’un flux en cours de développement, ou encore à une trace qui n’aurait pas fini de s’inscrire. Ce type d’empreinte à la définition incertaine ouvre ainsi la question de la temporalité : nous allons tenter de comprendre dans quelle mesure ces empreintes peuvent évoquer une suspension temporelle. La suspension temporelle dont il sera question paraît pouvoir engendrer un arrêt dans le processus d’apparition. Au sein des empreintes, un rapport de surfaces s’engage entre le support blanc et la trace, amenant à prendre en considération les béances de la tache informe qui permettent de voir le fond. Nous verrons en quoi les noirs et les blancs, les pleins et les vides, paraissent pouvoir représenter différents degrés d’apparition d’une forme en devenir. La question de la suspension formelle nous amènera à interroger une suspension temporelle de la trace, qui suggérerait une mémoire figée.
Empreintes abstraites, réserves de formes
Les premières expérimentations des Lambeaux (figs 1a, b, c, d, e, f, g, h, i, j et k) sont de petits formats recouverts d’empreintes. Ils correspondent à de premières recherches graphiques, qui se prolongeront ensuite dans des formats plus importants à travers différentes séries, dont les Lambeaux 2 (figs 2a, b, c, d, e et f) [1], et d’autres dessins très grands format d’1m50 sur plus de 2m. Ils résultent initialement d’un travail hasardeux et sans but précis, correspondant parfaitement à ce qu’énonce Georges Didi-Huberman au sujet des artistes recourant à ce type de pratique :
Les artistes disent souvent qu’ils ont recours à ce geste d’empreinte lorsque leur manque l’idée, l’axiome de départ. Faire une empreinte, – dit-il – c’est alors émettre une hypothèse technique, pour voir ce que cela donne, tout simplement. Le résultat n’est avare ni en surprises, ni en attentes dépassées, ni en horizons qui s’ouvrent tout à coup [2].
Des Lambeaux aux séries suivantes, mon travail de dessin est né d’un besoin d’investir une immense feuille blanche à la taille de mon corps ; ma question était de savoir comment investir le support. Le recours au geste plastique de l’empreinte m’a permis de faire face à une forme qui me faisait défaut. Car avec l’empreinte, la forme naît instantanément, sans contrôle ou presque. Comme l’ombre hésitante d’un objet qui s’y serait échoué, elle s’inscrit sur le papier. Le premier dessin naît d’une erreur, d’un accident, lorsque machinalement, j’ai déposé sur une feuille vierge un chiffon humide maculé d’encre, qui m’a servi à nettoyer mes mains tachées. D’un rien, une feuille et un bout de tissu humide, une forme imprévue émerge et le premier dessin créé en appelle d’autres. Même si les traces laissées par l’empreinte ont parfois été retouchées, renforcées, afin de poursuivre l’image laissée en chemin par le geste plastique de l’impression et la contraster lorsqu’elle était trop uniforme, l’empreinte est incomplète, comme la tache sans aucun contour, qui aurait pu nous mettre sur la voie d’une quelconque identification mimétique. Le lambeau est alors doublement présent : c’est le fragment de tissu qui a servi à créer l’empreinte, mais aussi la forme éclatée qui s’offre à nous, déchirée.
Les empreintes sont tantôt ramassées, tantôt plus éclatées. Elles ne semblent pas renvoyer à une forme prédéfinie et paraissent proches de ce qu’on a pu appeler le tachisme ou encore l’art informel avec notamment Wols, Dubuffet et Fautrier [3]. On sait que l’intérêt pour la question de la tache est bien plus ancien. Comme nous le rappelle Philostrate [4], le penseur antique Apollonius de Tyane, déjà, s’interroge sur les formes projectives des nuages [5]. Plus tard, Léonard de Vinci évoque dans son Traité de la peinture l’imaginaire qu’ouvre la tache [6]. On peut aussi penser à l’aquarelliste Alexander Cozens, qui rédige à la fin du XVIIIe siècle une méthode à l’attention des artistes, A New Method of assisting the Invention in Drawing Original Compositions of Landscape [7] (1785), dans laquelle il propose une théorie axée sur la tache, qui peut être le premier jet de la création et guider la composition. Les artistes Max Ernst ou Victor Hugo ont fait librement usage d’une méthode semblable. Le vocable d’informel oriente aussi vers la question de l’informe, qualificatif renvoyant, selon une définition du Littré, à ce qui « n’a pas de forme déterminée, qui n’a pas la forme qu’il devait avoir, mal conformé » [8]. Parmi les choses informes, on peut notamment citer le brouillard, la brume, la mer ou encore le magma. La définition que Georges Bataille développera dans la revue Document de 1929 [9] est plus large. Cet angle d’approche n’est pas à proprement parler ce qui va nous intéresser pour l’étude des séries des Lambeaux. Car ce qui sous-tend ces séries de dessins n’est pas de l’ordre du transgressif, compris comme le dépassement d’une conformité tel que Bataille avait pu le rechercher. L’unique point de convergence semble pouvoir se trouver du côté du traitement fragmenté – en effet, Bataille s’intéresse aux fractionnements tels que les corps en morceaux d’Hans Bellmer, les masques, ou encore les gros plans d’ongles. Une définition plus proche de notre analyse est donnée par Paul Valéry, dans son étude des dessins d’Edgar Degas :
Je pensais parfois à l’informe. Il y a des choses, des taches, des masses, des contours, des volumes, qui n’ont, en quelque sorte, qu’une existence de fait : elles ne sont que perçues par nous, mais non sues ; nous ne pouvons les réduire à une loi unique, déduire leur tout de l’analyse d’une de leurs parties, les reconstruire par des opérations raisonnées. Nous pouvons les modifier très librement. Elles n’ont guère d’autre propriété que d’occuper une région de l’espace… Dire que ce sont des choses informes, c’est dire, non qu’elles n’ont point de formes, mais que leurs formes ne trouvent en nous rien qui permette de les remplacer par un acte de tracement ou de reconnaissance nets. Et en effet, les formes informes ne laissent d’autre souvenir que celui d’une possibilité [10]…