Pour une esthétique du blob.
Caltiki : l’informe au cinéma
- Nicolas Cvetko
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Du reste, le monstre de Bava semble au moins autant inspiré de la description de Cthulhu faite dans la nouvelle intitulée L’Appel de Cthulhu, où Gustaf Johansen affronte un « monstre (…) lourd et bavant, poussant à tâtons sa gélatineuse énormité verte » [34] que de la propension de Lovecraft à dire l’informe à travers l’inexprimable, employant sans cesse « cet adjectif "innommable" (…) sur lequel se clôt toute description » [35]. L’informe cinématographique à travers la figure de Caltiki et l’indicible littéraire conçu par Lovecraft convergent également lorsqu’il est question de la manifestation sonore des monstres. Didier Hendrickx remarque ainsi que « dans L’Appel de Cthulhu, le son – « une espèce d’immonde clapotis » - précède l’apparition du monstre » [36]. Si Cthulhu est aussi à l’origine d’un informe sonore, pendant de l’indicible visuel, c’est que l’informe lovecraftien se manifeste, concomitamment à l’élaboration audiovisuelle du motif monstrueux, par la langue même qui affirme sa présence dans le texte. Lovecraft n’hésitant pas à prêter à Cthulhu un langage propre, dont les sons sont phonétiquement transcrits dans la nouvelle, transposant ainsi le caractère informe du monstre jusque sur le plan textuel. « Ph’nglui mglw’nafh Cthulhu R’Iyeh wgah’nagl fhtagn » [37] : c’est cette sorte de « fouillis verbal » [38] qui précède l’apparition visuelle toujours retardée – car toujours décevante – du monstre, tant, pour l’auteur, « l’apogée de la terreur est (…) d’ordre linguistique tout autant, sinon plus, que visuel, mêlant opacité et immédiateté, altérité et familiarité, élémental et élémentaire » [39]. De même que la matière même de l’image filmique accède à une dimension informe par la manière dont Caltiki s’y manifeste, l’informe de Cthulhu transparaît dans le texte même de la nouvelle. En effet, Lovecraft, par sa tendance à abymer le récit, s’ingénie à montrer que « l’écriture ne peut elle-même se faire que tératologique pour tenter de rendre l’irreprésentable » [40]. Et, de même que Bava peut être considéré comme un cinéaste de la matérialité exacerbée, on peut, à juste titre, désigner Lovecraft comme le « maître de l’imagination des matières » [41], dont l’expression nécessite et induit une langue nouvelle qui s’appuie sur une mythologie rêvée.
Outre la manière dont Bava transcrit visuellement son informité, la contradiction essentielle du monstre lovecraftien, qui échappe à toute description mais dont il est sans cesse question dans toute l’œuvre de son auteur, se retrouve dans la constitution même de Caltiki. Dans le film, le professeur Fielding explique que non seulement il s’agirait d’un être unicellulaire géant mais encore d’un être vivant vieux de vingt millions d’années, ce qui en fait un monstre doublement aberrant – voire triplement, si l’on considère son mouvement erratique. Ce qui est exposé narrativement renvoie donc à un irreprésentable (un oxymore multiple) qui peut néanmoins faire image, renvoyant au passage à la manière dont, techniquement, Caltiki peut apparaître : un jeu simultané avec l’espace (la composition des images où Caltiki apparaît appelle un mélange de différentes échelles) et avec le temps (puisque la crédibilité du monstre – certes amoindrie aujourd’hui, compte tenu du caractère très léché des trucages désormais mis en œuvre dans les films de monstre – repose en grande partie sur les effets de montage de Mario Serandrei).
Il ragno, la bava e il blob
Le blob Caltiki, parmi les autres figures monstrueuses évoquées, a donc particulièrement à voir avec l’informe en tant que concept développé par George Bataille. Il tisse également des liens solides avec l’informel en tant qu’expression artistique de son temps, telle qu’on la trouve dans les œuvres reproduites dans la revue Documents (celles d’Elie Lotar, et de Jacques-André Boiffard, notamment) et, plus tard, dans les recherches plastiques de Jean Fautrier, d’Alberto Burri, de Lucio Fontana, mais aussi dans celles de Pierre Tal-Coat, Wols, David Medalla et de bien d’autres artistes dont on pourrait longuement parler ; il est également associé à l’informulable, ce qui apparaît clairement dans les rapports qui s’établissent avec l’œuvre de Howard Philip Lovecraft. Pour finir, si tant est que les blobs ne s’opposent pas à toute mis en perspective, on peut aussi replacer Caltiki dans le contexte de la création cinématographique des années cinquante :
[…] le film d’horreur des années 1950 ne peut tenir sa promesse, à savoir celle de montrer un monstre, que s’il diffère constamment une monstration condamnée à décevoir. C’est pourquoi il ne s’agit pas seulement de retarder, mais de suggérer plutôt que de montrer, afin précisément d’entretenir la peur. En un mot : il faut que le monstre, si tant est qu’on veuille qu’il demeure un monstre, reste en partie hors champ. Le monstre n’est monstre que pour autant qu’on ne sait pas exactement ce qu’il est et à quoi il ressemble [42].
Si ce propos rappelle un principe fondamental qui a fait la réussite de nombreux monster movies parmi lesquels, s’il n’en faut citer qu’un, on peut évoquer Alien (Ridley Scott, 1979) – d’autant qu’il est fortement inspiré d’un long-métrage de Mario Bava –, il n’est pas exclu que la figure cinématographique du blob en général et le monstre Caltiki en particulier tentent néanmoins de tenir cette promesse. D’une part Caltiki est montré à de nombreuses reprises, parfois au point d’envahir le plan de l’image, par une mise en scène qui le rend néanmoins très inquiétant. Le savant jeu de lumière élaboré par Bava contribue fortement à cette impression. D’autre part, en dépit de cette (sur)exposition, il demeure essentiellement informe. En d’autres termes, sa monstruosité tente de résister à la monstration par l’exacerbation de son caractère hautement bas-matérialiste, au fait qu’il apparaisse comme de l’organique sans corps. Ce glissement permanent de l’araignée vers le ver de terre et surtout du ver de terre baveux vers le crachat, glissement qui constitue sa nature même [43], lui permet enfin de résister à ses propres dimensions symbolique et métafilmique, puisque le monstre n’incarne et ne figure jamais que ce que le cinéma – celui de Bava du moins, celui qui célèbre le cinéma comme art des simulacres – permet, à savoir un jeu sans limites, et donc sans forme au sens d’une « redingote mathématique » [44], avec l’espace et le temps de l’image.
Les blobs cinématographiques, du fait même de leur étonnante plasticité, donnent donc plus à penser qu’il n’y paraît au premier abord. Or il y a maintenant près de vingt-cinq ans que Maurice Fréchuret a brillamment provoqué la prise de conscience suivante : « parce que, plus qu’aucun autre, le XXe siècle a suscité des formes aléatoires – produits d’une pratique artistique de plus en plus expérimentale – l’histoire des formes ne peut paraître crédible que si elle inclut une histoire de l’informe » [45]. S’il ne fait aucun doute qu’on peut y associer le champ du cinéma, il faut alors le faire en reconsidérant certains films, demeurés quelque peu dans le hors-champ de cette histoire.
[34] H. P. Lovecraft, « L’Appel de Chtulhu » [1928], repris dans Le Mythe de Cthulhu, Paris, J’ai lu, 1996, p. 36. Traduit de l’américain par Simone Lamblin et Jacques Papy.
[35] J. Vion-Dury, « Cthulhu », dans J. Vion-Dury, P. Brunel (dir.), Dictionnaire des mythes du fantastique, op. cit., p. 56.
[36] D. Hendrickx, H. P. Lovecraft le dieu silencieux, Lausanne, L’âge d’homme, « Revizor » 9, 2012, p. 54.
[37] H. P. Lovecraft, Le Mythe de Cthulhu, op. cit., p. 10.
[38] Ibid., p. 17.
[39] Ph. Met, La Lettre tue, Spectre(s) de l’écrit fantastique, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Objet », 2009, p. 95.
[40] Ibid., p. 111.
[41] Commentaire en voix off de l’excellent film Le Cas Lovecraft (P. M. Bernard, P. Trividic, 1998), réalisé pour l’émission télévisée Un Siècle d’écrivains (34:15 min. du DVD édité chez Arte France en 2007).
[42] E. Dufour, Les Monstres au cinéma, Paris, Armand Colin, « Les Fiches de Monsieur cinéma », 2009, p. 55.
[43] « Ainsi informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu’il désigne n’a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre ». G. Bataille, « Informe », dans Documents vol. 1, op. cit., p. 382. Caltiki comme le blob de Danger planétaire, monstres humides invertébrés, sont associés à la nuit et, pour une part, à la végétation, tandis que l’araignée géante de Tarantula ! (Tarantula, Jack Arnold, 1955), tout en articulations, évolue en plein jour dans un environnement aride. On doit cette remarque à Benoît Mitaine. Qu’il en soit ici remercié.
[44] Ibid.
[45] M. Fréchuret, Le Mou et ses formes, Nîmes, Jacqueline Chambon, « Rayon’ art », 2004 [1993], p. 21.