Pour une esthétique du blob.
Caltiki : l’informe au cinéma
- Nicolas Cvetko
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Fig. 1. R. Freda et M. Bava, Caltiki, il mostro
immortale, 1959
Blob – indéfinition
« Dead remains of cell tissue » ; « it’s harmless, it’s organic, it’s jelly » (« résidus de tissu cellulaire » ; « c’est inoffensif, organique, de la gelée ») : ainsi le docteur Gordon Briscoe (David King-Wood) décrit-il l’échantillon de matière que le professeur Quatermass (Brian Donlevy) a soumis à son examen après l’en avoir retiré de la fusée qui vient de s’écraser dans la campagne anglaise, de retour d’une expédition spatiale (Le Monstre / Quatermass Xperiment, Val Guest, 1955). Si les formulations du scientifique demeurent évasives, faute de pouvoir identifier clairement la nature et la composition de cette matière nouvelle observée au microscope, la déclarer péremptoirement inoffensive se révélera une grave erreur. Car ce que Briscoe a sous les yeux avant même le spectateur du film, ce qu’il regarde à travers son instrument grossissant pour le moins prémonitoire, n’est rien moins qu’un futur gigantesque blob. Le terme de « blob », que l’on peut traduire par « masse informe », trouve ses origines – passablement incertaines – dans les mots bubble et blubber, voire dans celui désormais obsolète burble (« flow with bubbling sound » [1]) : autant de substantifs renvoyant à une substance, plus ou moins organique – animale – et peu déterminable. Au cinéma, à partir du milieu des années cinquante, le blob désigne un monstre de taille variable, apparaissant comme une masse visqueuse indéfinissable, une créature qui menace la population par sa propension à croître, à détruire, à tuer. C’est du moins ce que l’on trouve précisément dans le film Danger planétaire (The Blob, Irvin S. Yeaworth Jr., 1958).
L’année suivante, Riccardo Freda et Mario Bava co-réalisent le film Caltiki, il mostro immortale (Caltiki, le monstre immortel) (fig. 1). L’histoire en est simple : une substance inconnue, rapportée d’une expédition archéologique, devient un incontrôlable et terrible monstre lorsqu’une comète passe à proximité de la Terre. Caltiki constitue ainsi un blob bis, dont le scénario s’inspire largement de ceux des films américain et britannique précédemment évoqués. Les trois films présentent des monstres parmi les plus informes que le cinéma ait alors jamais produits [2]. Cependant, s’il en est un qui, par ses diverses manifestations à l’écran, concorde particulièrement avec l’idée bataillenne d’informe, telle qu’elle a été exposée dans le septième numéro de la revue Documents, c’est peut-être celui mis au point par Bava (qui co-réalisa Caltiki, il mostro immortale mais en fut aussi le chef-opérateur et le responsable des effets spéciaux, et auquel on attribuera donc sans peine la paternité de la créature). Il semble, en effet, que ce blob, plus qu’un autre, sous des dehors scénaristiques convenus, voire « réchauffés », questionne la possibilité même ce de que le cinéma figure et donne à voir : non seulement le blob peut être considéré comme une figure du cinéma de science-fiction et des films de monstre, mais aussi comme un motif réflexif sur la figuration même, et sur la figuration au cinéma en particulier. Mais avant d’en venir à la figure particulière de Caltiki, de montrer en quoi elle peut être perçue comme paradigmatique d’une esthétique de l’informe propre au cinéma – tout en tissant quelques liens avec les domaines de la littérature et des arts plastiques – il est nécessaire d’établir une sommaire typologie du blob.
La chose venue de notre monde
Sans prétendre à l’exhaustivité, une vue d’ensemble des diverses manifestations du blob, lors d’une période longue de quatre décennies – des années cinquante à quatre-vingt – nous montre que tout blob possède une fonction réfléchissante. Son absence de forme exprime les angoisses du temps, étant entendu par cette expression celles, bien assignées, que Heidegger définit comme des peurs particulières, recevant contenu de leur objet. Quoique cette lecture puisse sembler par trop évidente, cette créature horrifique pourrait, en premier lieu, se faire la manifestation de la peur rouge. Il est en effet assez tentant de percevoir dans le blob de 1958 la menace communiste au sein de l’Amérique maccarthiste. La couleur y est bien sûr pour quelque chose. Le fait que le monstre s’attaque à une ville moyenne (idéal type cinématographique, avec son emblématique theater) contribue également à cette impression. Notons que les plus graves tensions de la guerre froide apparaissent entre fin 1957 (mise en orbite du premier Spoutnik, le 4 octobre) et fin 1962 (retrait des missiles de Cuba, le 2 novembre) (fig. 2). Il est donc très probable que cette menace permanente, mais diffuse, et alors parfois mal cernée [3] ait infusé un art aussi perméable que le cinéma. Le blob métaphorise d’autant mieux le caractère diffus de cette peur que son objet est difficile à appréhender et repose sur une menace réelle pour une part seulement, dès lors qu’il relève autant du fantasme que de l’idéologie. Mais on peut attacher plus d’importance encore au fait qu’à l’instar de celle du crachat qui, « par son inconsistance, ses contours indéfinis, l’imprécision relative de sa couleur, son humidité, [est] le symbole même de l’informe » [4], la masse « invérifiable » [5] du blob inquiète par sa non-hiérarchisation, son absence de parties dont tout corps – social y compris – est censé être formé. Cette indistinction effraie comme effraie le communisme fantasmé (car du fantôme au monstre il n’y a pas loin), perçu comme l’abolition de toute différence, le déferlement d’une seule masse, d’un pouvoir centralisateur qui absorbe toute velléité d’individualisation. Il y a, dans cette masse informe qui déborde les décors dans l’image et déborde parfois l’image elle-même par les cadrages en plans rapprochés, l’idée d’un déclassement. On glisse alors facilement d’un déclassement plastique et conceptuel à un déclassement idéologique, la possibilité d’une société sans classes, égalitariste, l’uniformatisation totalitaire du monde comme déclassement politique trouvant lui-même son origine dans une peur du déclassement de l’idée en tant que, pour le dire à la manière kantienne, non contenue par une forme. Concomitamment, le blob est lié à la peur du nucléaire. En cela il ne constitue pas un cas isolé, bon nombre de films de monstres des années cinquante justifie la présence de créatures horribles, et notamment de créature géantes, par un incident nucléaire – Godzilla (Gojira, Ishirō Honda, 1954), au premier chef – créant ainsi des jeux d’échelles avec plus ou moins de bonheur. Une démesure qui renvoie sans peine à celle de la course à l’armement durant la décennie qui précède la réalisation du film :
[…] le monopole américain sur l’arme nucléaire, qui avait duré quatre ans, prit fin en 1949 ; cette même année, en effet, l’URSS réalisa son premier essai nucléaire, frappant de stupeur le public américain. La suprématie américaine se trouvait donc remise en question, et l’évènement poussa les Etats-Unis à accélérer le développement de la bombe à hydrogène, qui multiplia par mille la puissance de destruction de la bombe atomique. En 1952, les Etats-Unis testèrent pour la première fois la bombe H et furent suivis par l’URSS qui l’expérimenta en 1955. La course aux armements nucléaires fut sans aucun doute l’entreprise technologique la plus impressionnante du genre humain durant la seconde moitié du XXe siècle et fit planer son ombre menaçante sur l’ensemble des relations internationales [6].
[1] The Oxford Dictionnary of english etymology, Oxford, Oxford University Press, 1996 [1966], pp. 101-102 et 127. La dimension sonore de la chose, comme on le verra, est d’importance.
[2] On pourrait y associer La Marque (Quatermass 2, Val Guest, 1957), suite efficace du Monstre, et L’Homme-H (Bijo to Ekitainingen, Ishirō Honda, 1958), réalisé pour la Toho.
[3] Charles Wilson, ministre de la Défense américain en 1957, déclare à propos du premier Spoutnik mis en orbite qu’il « s’agit d’un truc scientifique qui ne troublera le sommeil de personne ». Dans l’Année politique, 1957, p. 446, cité par A. Fontaine, Histoire de la guerre froide, vol. 2, De la guerre de Corée à la crise des alliances, 1950-1963, Paris, Seuil, « Points Histoire », 1983, p. 315.
[4] M. Leiris, « Crachat (L’eau à la bouche) », Documents n°7 [1929], réédité dans Documents vol. 1, Paris, Jean-Michel Place, 1991, p. 382.
[5] Ibid.
[6] S. Sand, Le XXe siècle à l’écran, Paris, Seuil, « XXe siècle », 2004, p. 350.