Introduction
- Adèle Cassigneul
et Philippe Maupeu
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Contrairement à ce que disait Mathew Brady pendant la guerre de Sécession (comme le rappelle Susan Sontag), l’appareil photographique n’est pas « l’œil de l’Histoire », ou en tout cas il ne saurait l’être en dehors d’une relation discursive, intersubjective, qui fait que l’image sinon m’est adressée, du moins qu’elle devient ou redevient visible pour moi. Apocalypse – la série – est instructive en ce qu’elle pose emblématiquement les éléments de réflexion sur une éthique de l’image (notamment d’archive) et de ses usages. Ses choix de montage et de retraitement de l’image posent problème.
Premier choix : retraiter l’image filmée d’époque : non pas la restaurer, i.e. redonner par un geste archéologique scrupuleux à l’image sa visibilité originelle – s’il y en a une – mais la coloriser et donc la masquer (la colorisation parait recouvrir l’image), la sonoriser, la dramatiser (dans le montage son/image), la nettoyer de ses scories, de ses impuretés, autant de procédures techniques qui visent à effacer les empreintes du temps. Didi-Huberman parle de « maquillage » de l’image [8] – il reprend d’ailleurs plus ou moins consciemment l’accusation de Tertullien contre les couleurs dont se fardent les femmes (dans le De Spectaculis ou le De Idolatria), ce qui lui vaut un procès en intégrisme que lui intente la meute de ce qu’on appelle les internautes.
Second choix, corollaire du premier, avec les mêmes conséquences : homogénéiser la pluralité et la disparate d’images d’archives, les arracher à leur source (toujours tue) pour les monter dans la syntaxe d’un discours homogène, où toutes les images paraissent faites de la même étoffe, et émaner d’un point de vue cinématographique omniscient sur le monde. Cet anachronisme coupe l’image de la source d’où elle est censée pourtant remonter vers moi qui la regarde ; cet anachronisme n’est pas celui que théorise Benjamin, quand il fait de l’image le lieu d’un télescopage de temporalités hétérogènes ; ici l’image flotte à la surface du présent, au lieu de se présenter à moi comme remontant depuis le fond du temps.
Troisième choix : transformer narrativement l’absence (d’image, ou d’image de telle ou telle nature) en ellipse (narrative, cinématographique). Juste un exemple : l’assassinat de François Ferdinand et de la duchesse à Sarajevo le 28 juin 1914, bombe à retardement du déclenchement de la guerre. L’archiduc est filmé lors de la première partie du trajet qu’il effectue dans la ville – le documentaire en insère les images dans son montage. Il y a donc eu filmage, mais incomplet, parcellaire, lacunaire : le moment de l’assassinat n’a pas été filmé. Dans la réalité, dans le monde médiatique d’époque, cette faille du filmage est investie, occupée par ce que nous percevons aujourd’hui comme relevant de l’imagerie, mais qui l’était également certainement en 1914 : c’est la Une du Petit Journal, supplément illustré du 12 juillet 1914 (fig. 2). Les images sont fondamentalement diverses et hétérogènes. Cette Une n’est pas intégrée dans le montage d’Apocalypse, gouverné par le principe d’homogénéisation iconique. Or, la gravure, en ce qu’elle pointe vers une imagerie romanesque de l’assassinat, qu’elle colore ici fortement d’exotisme, dit bien combien l’image filtre le réel, et combien justement elle n’en prend pas la mesure. L’image n’est pas lucide sur l’événement : elle porte ici un élément d’anachronisme et de fictionnalité, elle est moins « œil de l’histoire » (vocation de la photographie de Matthew Brady) que point aveugle sur l’Histoire en train de se jouer.
Apocalypse ne rend pas compte des conditions et du régime de visibilité de la Grande Guerre en temps de guerre : pour qui la guerre était-elle visible ? Pour qui l’est-elle aujourd’hui ? L’événement a-t-il jamais été lisible ? L’image a-t-elle jamais été visible ? Le regard après-coup porté sur l’image doit-il n’en retenir que l’avers lumineux, l’éclairer d’un jour crûment artificiel ? L’image n’est-elle pas au contraire tramée de jour et d’obscurité, de lumière et d’ombre ? Les auteurs et artistes invités ou évoqués ici, dans la variété des approches et des champs qui sont les leurs (photographie, bande dessinée, littérature, peinture), nous paraissent avoir ceci de commun qu’ils travaillent avec cette part d’ombre de l’Histoire et de l’image, et donnent à voir à la fois le voile et le tableau, l’éclat de la résurgence et l’épaisseur de l’oubli. Quelles images, donc, images au sens rhétorique et au sens plastique (quelles descriptions, quelles métaphores, quels dessins, quelles photographies, quels films…) produire aujourd’hui au milieu de ce bruit médiatique et iconique, quelles images produire à partir de quelles images ?
Notre opiniâtre besoin de comprendre « l’événement 14-18 », dont la présence ineffaçable aujourd’hui persiste – comprendre c’est-à-dire tenter de se mettre à la place, de ressaisir, dans leur double effet de proximité et d’éloignement, des expériences et des sensations, des visions et des émotions, tout un état d’esprit ineffable et irrémédiablement passé –, ce besoin donc de rendre compte et de continuer à éprouver, un siècle après, « le poids des morts sur les vivants » [9], c’est s’efforcer de faire face aux images qui nous en restent, de confronter notre regard distant mais empathique à celui de l’Histoire, à l’œil de l’horreur. C’est, de fait, revoir les dessins et les tableaux, les photographies et les films de propagande, d’information ou de témoignage qui virent, à l’orée du XXe siècle, la naissance d’un regard moderne et contribuèrent à former ses récits.
Comment épouser, pour mieux la saisir, la vision des appelés au combat ? Et comment regarder ce que nous croyons qu’ils ont vu ? Héritiers d’un spectacle en son temps inédit, nous éprouvons l’irrésistible besoin de voir ce que virent les soldats d’Europe, leur regard partagé
[…] sur les millions de cadavres de soldats et de civils, sur les ruines de villes et de villages innombrables, sur les charniers, sur les foules armées qui défilent ou sur les foules désarmées qui s’enfuient, sur les massacres anonymes, les viols, les vols et les persécutions où personne ne savait plus qui tuait qui et pourquoi il fallait tuer [10].
Certains n’ont dû rien voir ou presque, terrés dans une tranchée, le visage caché sous leur casque, ou ensevelis sous la terre que soulevèrent les obus, les yeux aveuglés par des gaz asphyxiants. D’autres ont pu tout voir, dans le feu de l’action ou retranchés, regardant à distance. Ces images-là, le noir aveugle de l’invu ou l’hypervisibilité de ce que Paul Virilio appelle la « guerre lumière » [11], semblent désormais irrécupérables. Le témoignage direct, documenté par ceux qui faisaient la guerre, est quasi-inexistant car, comme le rappelle Laurent Véray, sur les lignes de front, la présence d’appareils photos et de caméras était contrôlée par les sections photographique et cinématographique de l’armée, et les témoignages ramenés à l’arrière passés au filtre de la censure [12]. Les images capturées et officiellement divulguées servaient principalement à la propagande et à la constitution d’archives historiques et militaires. Le combat lui-même restant irrémédiablement hors champ, invisible car infilmable pour des raisons techniques et les photographies de massacres largement inaccessibles car de facto clandestines.
[8] « En mettre plein les yeux et rendre “Apocalypse” irregardable », point de vue paru dans Libération, 22 septembre 2009.
[9] S. Audoin-Rouzeau et A. Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 7.
[10] M.-J. Mondzain, Homo spectator, Paris, Bayard, 2013, p. 66.
[11] P. Virilio, Guerre et cinéma : logistique de la perception, Cahiers du Cinéma, 2009, p. 121.
[12] L. Véray, Les Films d’actualité français de la Grande Guerre, Paris, SIRPA/AFRHC, 1995.