Introduction
- Adèle Cassigneul
et Philippe Maupeu

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Fig. 1. S. Boness, Caterpillar near Hill 60, 2004

      Revoir 14 : images malgré tout ? Nous avons délibérément choisi, en exergue du présent texte (fig. 1), l’image non spectaculaire d’une solitude paisible et silencieuse, en camaïeu de vert, un bois des Flandres, près d’Ypres, montrant entre deux arbres le miroir d’un étang où se penche un saule pleureur. La photographie de Stefan Boness rompt avec l’iconographie habituelle de ce que l’on appelle la Grande Guerre. Pourquoi cette photographie ? Disons seulement pour l’instant qu’elle appelle une intériorisation du passé et de l’histoire en une année de commémoration frénétique où déferle sur nos écrans ce que Marie José Mondzain nomme un flux iconique qui menace précisément, l’image de disparaître [1]. Pourquoi également en regard de cette image ce titre, Images malgré tout ? Image de quoi ? et malgré quoi ?
      On aura, dans cette question liminaire, par le relais d’une citation d’un de ses essais les plus célèbres [2], reconnu l’empreinte de Georges Didi-Huberman, de sa pensée de l’image et du temps, qu’il poursuit dans la ligne des travaux d’Aby Warburg (notamment dans L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes [3]) et de Walter Benjamin (notamment dans Devant le temps [4]). On sait que Didi-Huberman a construit son approche de l’image, contre l’iconologie panofskienne verrouillée par le lisible, dans les termes d’une phénoménologie du regard : approche qui pense l’image dans son mouvement d’apparition au corps et au regard, dans un processus d’accès progressif et toujours retardé, partiel et incomplet à la visibilité. L’image selon Didi-Huberman est l’empreinte d’un mouvement, un drame écrit-il : une fresque de Fra Angelico peinte à la chaux, inondée de lumière dans une cellule monacale de San Marco percée d’une fenêtre, se révèle tout en se dérobant progressivement au regard – et ce voile de lumière participe de l’événement visuel qu’est l’image. Il s’agit de rendre compte de l’image dans son devenir visible, d’attendre que le visible prenne ; il faut également, à rebours de la certitude panofskienne, où le texte source a le dernier mot sur l’image et la fige, « savoir demeurer dans le dilemme entre savoir et voir » [5].
      On voit combien l’image de S. Boness œuvre justement cette tension entre le voir et le savoir qui en oriente la perception : un voir qu’ouvre le savoir, un savoir sollicité et débusqué par le voir. On n’y voit rien, si l’on ne sait rien ; et si l’on sait, que voit-on au-delà de ce qui est visible ? Qu’imagine-t-on ? L’étang, nous dit la légende, n’est pas une mare naturelle : il a été creusé par la guerre, par l’obus ou la mine. Le passé sédimenté dans la terre a été recouvert par la végétation et l’eau, la cicatrice laissée par la guerre – image reprise par S. Boness – n’est plus visible. L’image prise par S. Boness est une image stratifiée : la guerre se donne à imaginer sous un dépôt visible d’oublis pour peu que le savoir nous y invite. L’image nous montre un lieu où « ça a été ». Mais cette image et ce lieu se dérobent autant qu’ils se présentent à notre regard. Photographie composée, calée entre deux arbres qui pourraient borner comme le tombeau naturel, le trou de verdure de quelques soldats morts ; mais l’image s’ouvre à l’avant-plan, à hauteur de genou d’homme, pour suggérer le mouvement d’approche du corps et du regard. L’herbe donne sa couleur, mais aussi sa texture voire son odeur à l’image. Cette image se donne à saisir dans le mouvement d’une appropriation subjective, corporelle et sensorielle, et il faut un certain temps pour que la visibilité prenne.
      Cicatrice de guerre que le temps a maquillée en paysage naturel : l’herbe et l’eau ont recouvert la terre abimée par les hommes, comme les images prises par les hommes ont été altérées par le temps – déchirures, trous, souillures, taches d’eau des vieilles photographies, stries et rayures des vieux films. Les images prises par les hommes portent l’empreinte du temps. C’est précisément ce qu’ont voulu nier les auteurs de la série télévisée Apocalypse, consacrée à la Première Guerre mondiale (nous y reviendrons).  Images malgré tout, disions-nous ? Ce « malgré tout », dans l’essai de Didi-Huberman, recouvrait l’inimaginable, l’incommensurable, l’irreprésentable de la Shoah ; et pourtant, malgré tout, on ne pouvait nier que le courage de quatre membres du Sonderkommando d’un crématorium d’Auschwitz, promis à l’extermination, avait précisément consisté, en arrachant depuis l’intérieur même des chambres à gaz les traces photographiques, infimes, de leur destruction, à rendre visible et imaginable pour l’extérieur ce qu’eux seuls pour leur malheur pouvaient voir.
      En ce qui concerne la Première Guerre mondiale, aujourd’hui cent ans après, ce « malgré tout » accuse en revanche, d’une manière différente, la prolifération médiatique et spectaculaire, le « flux iconique ». C’est l’abondance d’images de la Grande Guerre qu’il faut interroger. Revenons sur cette série documentaire programmée sur France 2, à destination du grand-public, qui a fait la couverture médiatique : la série Apocalypse, d’Isabelle Clarke et Daniel Costelle – série dont le propos pédagogique a été d’attirer par l’image un public surtout jeune qui se détourne a priori de l’Histoire (c’est comme cela que les réalisateurs ont présenté les choses). Didi-Huberman, dans un article paru dans Libération en 2009 à l’occasion de la diffusion de la première série qui, elle, portait sur la Seconde Guerre mondiale, a vivement réagi à cette intention d’en mettre « plein les yeux », c’est-à-dire d’offusquer le regard.
      Apocalypse : le titre même est ambigu : à la fois légitime (car les combattants de la Première Guerre mondiale l’ont parfois utilisé), mais également faussé, si l’on prend le mot au sérieux, non pas comme un synonyme galvaudé de « catastrophe », mais dans son épaisseur étymologique – l’apocalypse comme révélation. Certes, et Freud le pointe dès 1915, la guerre agit comme un révélateur de la laideur et de la barbarie humaines, contenues en temps de paix par le jeu des relations sociales. Mais on ne peut parler de révélation proprement dite car il n’y a rien d’une promesse eschatologique dans cette destruction – contrairement à l’Apocalypse que l’on connait, celle de Jean. L’Apocalypse est un texte visionnaire, la totalité du visible passe dans l’écriture prophétique. Et Apocalypse, le documentaire, prétend se placer sous le régime d’une visibilité totale, universelle, absolue : la guerre serait passée tout entière dans le spectacle. Pure illusion, ou pur mensonge, car il n’est de visibilité absolue qu’articulée à une eschatologie : c’est le sens du Miroir de saint Paul (2 Cor. 13) : nous verrons alors de face ce que nous ne voyons qu’en énigme dans un miroir – les miroirs de métal poli donnaient une représentation déformée de la réalité.
      Cette série prétend nous donner accès à la visibilité de la guerre, alors même qu’il n’est de visibilité que relative, de visibilité que transitive, adressée, destinée. Revenons juste à Images malgré tout et à Shoah : la question de la visibilité est au cœur même de la Shoah, à l’articulation du voir et du savoir ; Didi-Huberman rappelle qu’au sein d’Auschwitz il y avait deux laboratoires photographiques, ce qui lui permet de parler d’une « pornographie de la tuerie » [6] ; les déportés voyaient, les SS voyaient ; le partage entre le camp d’extermination vs le foyer familial du bourreau est un dispositif de clivage ; certains, ceux qui habitaient autour du camp, ne voulaient pas voir, ou détournaient le regard, les négationnistes ne veulent pas voir. La visibilité (de la guerre) est toujours « visibilité pour », une visibilité prise dans la relation : « la vérité de ce que l’on voit dépend de la relation qui s’établit entre les gestes de celui qui montre [par exemple la légende de la photo de S. Boness] et de celui qui voit. Qu’est-ce que voir ensemble ? » [7]

 

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[1] M.-J. Mondzain, Le Commerce des regards, Paris, Seuil, 2003.
[2] G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2004.
[3] G. Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002.
[4] G. Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Minuit, 2000.
[5] G. Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 175.
[6] G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 36.
[7] M.-J. Mondzain, Le Commerce des regards, op. cit., p. 24.