« Un art débordant de vie » : les jeunes
artistes britanniques et la Grande Guerre
- David Boyd Haycock
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Nevinson passa un mois sur le front pendant l’été 1917, mais ces travaux furent décevants en regard de ses toiles précédentes. Quand Thomas Derrick lui rendit visite en octobre, il s’inquiéta de ce que l’artiste ait pu se censurer autant dans le style que dans le sujet. Ainsi que Derrick l’expliqua dans un rapport à Laterman, Nevinson « avait évité les aspects les plus révoltants de l’affaire », il s’était « limité, au point d’en devenir fade ». Il ajouta que lors de sa visite suivante, il lui suggérerait « de laisser apparaître sa personnalité sauvage et débridée dans ses travaux à venir, sans craindre d’offenser les officiels » [31]. Il est au moins une œuvre de Nevinson qui les offensa. Paths of Glory (1917, Londres, Imperial War Museum) représentait les corps de deux soldats britanniques gisant sous un entremêlement de fils barbelés. Le Ministère de la Guerre informa Nevinson qu’il n’était pas autorisé à représenter des soldats alliés morts. Compte tenu de cet épouvantable spectacle de mort et de destruction, une telle contrainte était absurde. Nevinson ne décolérait pas ; plutôt que de retirer le tableau incriminé de son exposition, il cacha les corps avec une bande de papier kraft sur laquelle il écrivit le mot « censuré ». Ce genre de controverse n’arrangea pas la santé mentale déjà déclinante de Nevinson et son père craignait que Richard « ne perde la raison à force d’anxiété ». Diagnostiqué par un neurologue pour « désordre nerveux et insomnie sévère », Richard partit en vacances avec son épouse en Cornouailles. Mais il ne put supporter ce qu’il appelait « tout ce temps passé à broyer du noir », et ils s’en retournèrent à Londres. Son activité de peintre ne suffit pas à exorciser les fantômes de ce qu’il avait vu en France et Henri Nevinson mentionna bientôt dans sa correspondance privée « l’esprit hanté » de son fils [32]. L’artiste ne se remit jamais vraiment de l’expérience de la guerre, et au cours des quatre décennies qui suivirent, sa réputation se dégrada peu à peu, alors qu’il passait du statut d’un des plus grands chroniqueurs de la guerre du vingtième siècle à celui d’un peintre amer et plutôt médiocre.
Ce serait un autre contemporain de Nevinson à Slade, Paul Nash, qui se révélerait le second jeune chroniqueur remarquable de la guerre. Nash en était venu assez tardivement à l’art et avait reçu une formation de graphiste avant d’intégrer Slade. Quand la guerre éclata, il était en passe d’acquérir une réputation de peintre mineur avec ses délicates aquarelles représentant des arbres, des jardins et des paysages naturels : c’était un moderniste modéré qui gardait des liens avec la tradition romantique anglaise et il n’avait manifesté aucun intérêt pour les mouvements futuriste ou vorticiste. Son épouse le décrirait plus tard comme
[…] une personne profondément convaincue de l’inutilité et de la complète impossibilité d’une solution aussi barbare apportée aux problèmes du monde. Pour Paul, c’était plus simple, car il sentit immédiatement qu’en tant qu’Anglais, il était de son devoir de se battre pour son pays. Il avait une conception très claire et simple de son devoir vis-à-vis de son pays, qu’il aimait passionnément, et quoi qu’il fût la dernière personne au monde à tolérer l’horreur et la cruauté de la guerre, il eut instantanément la ferme conviction qu’il devait se battre pour l’Angleterre.
Lorsque je me remémore Paul aujourd’hui, ce sont ses rares remarques qui me reviennent, sur la nécessité de se battre pour un pays qui signifiait pour lui, en tant qu’artiste, la poésie et la beauté, et en tant que citoyen, la liberté de pensée et d’action. Et j’ai donc accepté sans un mot sa décision de s’engager dans un régiment de volontaires [33].
Nash resta en Grande-Bretagne pendant les deux années qui suivirent avant de recevoir une formation d’officier ; et son affectation au régiment Hampshire en tant que sous-lieutenant fut publiée dans la gazette à la fin 1916. Dès le début 1917, il était sur le front. Par chance, c’était une période calme dans cette zone et il eut le loisir de se consacrer à l’esquisse des bois dévastés par les bombes, d’une église en ruine, et d’une colline marquée par les combats. Il était fasciné par la destruction, et en mars il demanda à sa femme de lui faire parvenir une copie de la gravure de Nevinson, Ypres After the First Bombardment. « J’aimerais bien l’avoir avec moi, si c’est possible, lui dit-il. Ça fait partie de ce monde auquel je m’intéresse » [34]. La vision des maisons en ruines derrière la ligne de front était « merveilleuse » et il confia à Margaret : « Je commence presque à prêter foi à la doctrine destructive des Vorticistes » [35]. Puis, dans la nuit du 25 mai 1917, une semaine avant de conduire sa première offensive, Nash tomba dans une tranchée et se brisa une côte. Le premier juin, il était de retour à Londres. Aux dires de Margaret Nash, peu après, quand sa compagnie passa à l’action, « presque tous périrent sous un feu de barrage écrasant qui les avait surpris pendant leur avancée » [36]. Nash admit qu’il n’avait échappé à la mort qu’à la faveur d’un « étrange coup de chance » [37].
En juin 1917 les aquarelles qu’il avait réalisées sur le front furent présentées à Londres. Elles furent bien reçues par les critiques et ce succès finit par mener à son recrutement dans le programme d’artistes officiels du ministère. En novembre, il retourna sur le saillant d’Ypres où il allait exécuter une série de dessins juste après l’offensive des Alliés à Passchendaele. Dans une lettre désormais célèbre, adressée à sa femme, Nash relate le terrible spectacle auquel il avait assisté :
Je reviens juste (hier soir) d’une visite sur le front et je n’oublierai jamais tant que je vivrai. J’y ai vu une terre horrible et cauchemardesque, telle que Dante ou Poe l’aurait imaginée, c’est indicible, absolument indescriptible. Les 15 dessins que j’ai faits pourraient te donner une petite idée de cette horreur mais seul le fait d’y être, d’en faire partie peuvent transmettre la nature du lieu et de ce que les hommes doivent affronter. Nous avons tous une vague idée des terreurs du combat… Mais aucun crayon, aucun dessin ne peut rendre ce pays – les batailles ayant lieu nuit et jour, mois après mois. Seuls le Mal et le Diable incarnés président à cette guerre, jamais on ne voit la lueur de la main de Dieu. Le lever et le coucher du soleil sont des moqueries blasphématoires envers l’homme. Seules la pluie noire qui se déverse de nuages enflés et endoloris ou la noirceur de la nuit conviennent à l’atmosphère d’un tel endroit. La pluie ne s’arrête pas, la boue puante devient encore plus diaboliquement jaune, les trous d’obus se remplissent d’une eau verdâtre, les routes et les chemins sont couverts d’une couche de vase. Les arbres noirs agonisants suintent et les bombardements ne cessent jamais. Les obus gémissent et plongent au-dessus de nos têtes, déchirent les moignons d’arbres en putréfaction, brisent les passerelles de bois, frappent les chevaux et les ânes ; ils annihilent, mutilent, rendent fou. Ils plongent dans cette terre devenue tombe – une immense tombe – et rejettent les malheureux morts. Ô, il n’y a plus de mots, de Dieu, d’espoir. Je ne suis plus un artiste intéressé et curieux, je suis un messager qui rapportera les paroles des combattants à ceux qui veulent que la guerre dure toujours. Mon message sera faible et hésitant, mais il portera une vérité amère, puisse-t-il brûler leurs âmes remplies de vermine [38].
Selon sa femme, pendant les semaines passées à travailler dans le saillant d’Ypres,
[…] il s’était exposé à des dangers bien plus grands que ceux qu’il avait connus pendant qu’il combattait dans les tranchées… Cette détermination à voir la guerre, combinée à un incroyable déploiement d’énergie, lui permit de réaliser entre 60 et 70 dessins de la ligne de front en une seule semaine. Certains étaient des aquarelles… les proches explosions d’obus les avaient maculées de boue dont il s’était parfois servi pour travailler la couleur [39].