
« Un art  débordant de vie » : les jeunes 
    artistes britanniques et la Grande  Guerre
    - David Boyd Haycock
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      Nevinson  fils s’était engagé pour une exposition monographique à Londres mais, accablé  par un sentiment de futilité dans un tel contexte, il avait été libéré de ses  obligations contractuelles par son marchand d’art. En France, son père avait vu  l’état alarmant des soldats blessés laissés à l’agonie dans les entrepôts  ferroviaires à Dunkerque, et il était déterminé à agir. Richard Nevinson se  forma en hâte à la mécanique automobile et aux premiers secours et s’engagea  dans un service d’ambulance formé par des Quakers et dont Henry était  cofondateur [12].
          En  novembre 1914, les Nevinson et leurs collègues parvinrent à Dunkerque et se  mirent au travail dans un entrepôt connu sous le nom de « The Shambles »  (« le capharnaüm »), une appellation qui désignait jadis les étals de  bouchers dans les marchés découverts. 3000 soldats anglais, français et allemands  s’y entassaient, certains blessés, d’autres déjà morts ou mourants, implorant  pathétiquement leur mère. Nevinson se rappela plus tard qu’ils reposaient « sur  de la paille sale, souillée par les vieux bandages et la crasse, ces hommes  barbus et austères, certains immobiles et d’une grande pâleur qu’on ne pouvait  encore distinguer des morts gisants près d’eux qu’au faible mouvement de leur  poitrine » [13].  Nevinson occupa les fonctions « d’infirmier, de porteur d’eau, de brancardier,  de chauffeur et d’interprète », et ainsi qu’il se le rappela plus tard,  « le hangar fut graduellement nettoyé, désinfecté et rendu habitable, et  en travaillant toute la nuit, nous parvînmes à panser la plupart des plaies ».Une  semaine plus tard, la vie antérieure de Nevinson lui paraissait « à des  années de lui ». Au terme d’un mois, il sentait qu’il était « né dans  ce cauchemar. J’avais vu des choses si révoltantes qu’un être humain peut  rarement les concevoir ». Pourtant, il ne pouvait y échapper. « Nous  ne pouvions rien faire sinon apporter de l’aide, en ignorant les cris, le pus,  la gangrène et les patients étripés » [14]. La  transition, après le calme anglais, était « si soudaine, que je songeais  alors que l’on ne pouvait attendre des personnes restées à l’arrière qu’elles  comprennent ce qu’était la guerre » [15].  Après le capharnaüm, Nevinson fut brièvement ambulancier. Près d’Ypres, un obus  traversa l’arrière de son véhicule. Parmi ses visions les plus sordides, il y  eut celle d’un enfant tué dans les rues de Dunkerque lors du premier raid  aérien. Ses rhumatismes s’aggravant, la conduite devenait de plus en plus difficile  pour Richard, et il reprit donc ses activités d’infirmier. Après environ dix  semaines passées en France, il fut jugé médicalement inapte au service et  renvoyé chez lui. Fin janvier 1915, il était de retour à Londres. 
      Bien  que brève, cette première expérience de la guerre avait été terrible. Pourtant,  de retour à Londres, il renoua les liens avec les futuristes : il envoya à  Marinetti une photo de lui-même, sur laquelle il posait près de son ambulance  et il se vanta  de ses expériences sur le  front dans une série d’articles de journaux. Dans « Une vision futuriste  de la guerre », publié par le Daily  Express le 26 février 1915, il déclara : « Tous les artistes  devraient partir sur le front pour endurcir leur art en cultivant le courage  physique et moral, un désir téméraire d’aventure, de risque et d’audace, et en se  libérant ainsi du cancer des professeurs, des archéologues, des Cicéron, des  antiquaires et des zélateurs de la beauté ». Bien qu’il précisât qu’à la différence  de ses « amis italiens », « il ne se glorifiait pas de la guerre  pour elle-même » et ne pouvait accepter leur « doctrine selon  laquelle la guerre était bienfaitrice », il ne renonça pas publiquement à  son allégeance au mouvement. La guerre était « un violent encouragement au  futurisme » et il n’était de beauté « ailleurs que dans la lutte, pas  de chef-d’œuvre sans agressivité ». Il était convaincu que « la  technique futuriste » était « le seul moyen d’exprimer la crudité, la  violence et la brutalité des émotions éprouvées en ce moment même sur les  champs de bataille d’Europe » [16]. Ayant  annoncé ses intentions dans la presse, il entreprit de démontrer comment cela  pouvait se concrétiser en peinture. 
      Suivit  une série de gravures, de dessins et de peintures remarquables, évoquant des  colonnes de soldats en marche, des explosions d’obus, des villes en ruines et  des combats d’avions. On y trouvait Column on the March (1915, Birmingham  Museums and Art Gallery), La Patrie (1916, Birmingham Museums and Art Gallery) and French Troops Resting (1916, Londres Imperial War Museum). La  plus importante et la plus célèbre de ces œuvres était La Mitrailleuse (1915, Londres, Tate Gallery, fig. 1).  Quand le tableau fut exposé par  le London Group en mars 1916, le  critique C. Lewis Hind rapporta dans The  Evening News :
Et les tireurs ? Sont-ils humains ? Non, ils sont devenus des machines. Ils sont aussi raides et implacables que leur arme terrible. La machine a répliqué en faisant l’homme à sa propre image. Le groupe de tireurs et la mitrailleuse ne font qu’un et visent un unique objectif : la destruction. C’est horrible ! [17]
      Walter  Sickert, l’éminent peintre et critique, déclara pour le Burlington Magazine que « “La Mitrailleuse” de Mr Nevinson  ferait probablement date comme l’expression la plus dense et la plus rigoureuse  de la guerre dans l’histoire de la peinture » [18]. 
            Comment  Nevinson était-il parvenu à passer du ridicule et de l’agressivité d’avant-guerre  à cette célébration ? Comme Franck Rutter l’expliqua dans le Sunday Times, La Mitrailleuse était « suffisamment “futuriste” pour relever  le tableau d’une pointe de risque et d’originalité, mais pas radicalement  futuriste au point de déconcerter par son absence de cohérence » [19]. De  surcroît, les critiques culturels dans leur ensemble commençaient à accepter la  vision moderniste de l’avant-garde : c’étaient les jeunes gens qui faisaient  le plus grand sacrifice dans cette guerre qui ne pouvait être comparée à aucune  autre dans l’histoire. Ils étaient donc les seuls dont on pouvait attendre  qu’ils la dépeignent – et il fallait accepter qu’ils le fassent selon les  principes modernistes qui étaient les leurs. Le tableau de Nevinson fut acheté  par un anonyme et offert à la Contemporary Art Society. A leur tour, ils en  firent don à la Tate Gallery. Ainsi que Nevinson l’expliqua en 1937,  « j’avais la claire conviction que cette guerre était dominée par les  machines et que les hommes étaient des rouages dans la machinerie » [20].  Aujourd’hui, les multiples représentations peintes du conflit se sont si profondément  enracinées dans nos consciences qu’il est difficile de se rendre compte que  Nevinson était la première personne en Angleterre à représenter la Grande Guerre  sous les traits d’une machine d’annihilation sans visage, hideuse et  corruptrice. Comme il l’affirma lui-même, il fut le premier à témoigner en  peinture que l’opinion traditionnelle selon laquelle « seuls comptaient  l’élément humain, la bravoure, le drapeau britannique et la justice » était  manifestement contredite par les effets dévastateurs et mutilants des  mitrailleuses, des aéroplanes et des tirs de barrage [21]. Après  la guerre, Nevinson écrivit : « On a dit que j’avais la conviction  que l’homme ne comptait plus. C’était faux. L’homme comptait. Il comptera  toujours. Mais l’homme dans le char d’assaut compte davantage que celui qui n’est  pas dedans » [22]. 
[12] H. Nevinson, journal, novembre 1914 ;  Oxford, Bodleian Library, Eng. Misc. e.618/3.
  [13] H. Nevinson, journal, novembre  1914 ; cité dans C.R.W. Nevinson, op. cit.,  pp. 71-72
  [14] H. Nevinson, journal, 14 novembre  1914 ; cité dans C.R.W. Nevinson, op. cit., p. 74.
  [15] C.R.W.  Nevinson, op. cit., pp. 71-72.
  [16] M.  Walsh, C.R.W. Nevinson, op. cit., p. 98.
  [17] C.  Lewis Hind, The Evening News, 16  mars 1916.
  [18] W.  Sickert, The Burlington Magazine, avril 1916.
  [19] F. Rutter, The Sunday Times, 5 mars 1916.
  [20] C.R.W.  Nevinson, op. cit.
  [21] Ibid., p. 87.
  [22] Ibid., p. 85.
