14 de Jean Echenoz, une écriture
audiovisuelle de la Grande Guerre
- Rémi Gonzalez
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En 2012, pour son quatorzième roman (en omettant le très bref L’Occupation des sols, paru en 1988, qui ne porte pas cette appellation), Jean Echenoz s’attaque, avec le bien-nommé 14, à un grand sujet : la Première Guerre mondiale. L’écrivain, dans une fiction d’environ 120 pages découpée en 15 brefs chapitres, nous raconte le parcours de cinq hommes mobilisés dans la Grande Guerre : Anthime Sèze, personnage principal du roman, son frère Charles, ainsi que leurs amis Padioleau, Bossis et Arcenel, sans oublier d’évoquer le destin parallèle d’une femme, Blanche Borne, qui espère à l’arrière le retour des frères Sèze.
Mais comment écrit-on, en 2012, près de cent ans après le début du conflit, un roman sur la Première Guerre mondiale ? Après la mort, en 2009, du dernier vétéran de la Grande Guerre, comment maintenir vivant ce sombre chapitre de l’Histoire, comment raconter ce que plus personne parmi nous n’a vu ? Peut-être en faisant la somme de ce qui a été dit, et en appelant au secours ce qui peut encore être vu du conflit dans les images originelles qui lui ont survécu, à travers celles que d’autres ont imaginées pour combler les manques, grâce enfin aux images qui sont encore à fabriquer. Il semble que ce soit là le parti d’Echenoz.
Bien que le roman soit relativement court, l’écrivain y aborde la Grande Guerre sous un grand nombre d’aspects, du tocsin signifiant la mobilisation à l’ultime bataille du conflit, celle de Mons, en passant par l’équipement des réservistes en caserne, la constitution des escouades, les premiers défilés en uniformes, le voyage en train vers les Ardennes, les trois semaines de marche vers le front, les activités de routine et autres corvées, les divers rôles progressivement attribués à l’aviation (depuis la simple observation du terrain vers les combats et autres bombardements aériens), le creusement des tranchées, les premiers assauts sous le feu des mitrailleuses, le courrier et la censure, l’évolution des uniformes et des accessoires défensifs, les bombardements massifs, l’utilisation du gaz moutarde et des masques à gaz, des grenades et des lance-flammes, les tunnels creusés sous les tranchées ennemies bientôt minées, les fusées éclairantes, les conditions de vie misérables dans la boue des tranchées, l’ennui, la faim, le froid, les dégâts infligés aux corps humains, la police en faction derrière le front pour dissuader les prétendus traitres à la patrie, la désertion, la folie, le suicide et ainsi de suite. Le roman tend, comme on le voit, vers une tentative d’approche quasi-exhaustive qui le conduit par instants à une vision documentaire du conflit, comme dans ce long passage consacré à l’inventaire rigoureux du contenu du barda des soldats, ou dans un chapitre entièrement dévolu au recensement des divers animaux, jusqu’aux plus petites bêtes, impliqués dans le conflit, avec développements à la clé sur leurs rôles respectifs dans la vie des tranchées.
Le roman s’intitule 14 et, comme l’a relevé le critique Norbert Czarny, dans la Quinzaine littéraire d’octobre 2012, « Echenoz est plus proche du documentaire, livrant presque avec ce roman une biographie des années 14-17, comme Des éclairs racontaient Tesla, et Courir Zatopek » [1]. On constate aussi cette ambition de faire tenir la Grande Guerre tout entière au sein d’un court roman dans la variété des sorts réservés aux différents personnages. Charles, le frère d’Anthime, meurt dans les airs ; Bossis est tué par un éclat d’obus dans une tranchée ; Anthime est amputé d’un bras et, avec Padioleau, qui s’en retourne aveugle, trouve à s’occuper au pays en jouant aux cartes avec une troupe de gueules cassées ; Arcenel, pour finir, déserteur flegmatique, flânant loin de son régiment d’un pas moins décidé que dicté par le besoin essentiel de s’éloigner du feu, est fusillé pour l’exemple. Loin du front, Blanche constate la désertification des villes et villages, ainsi que la mise au travail des femmes et des enfants, tandis qu’elle accouche du fils de Charles, pupille de la nation, avant de retrouver et d’aimer Anthime. De sorte que les six personnages du roman composent un panel assez représentatif des grandes trajectoires humaines possibles durant le conflit et après.
Echenoz sait naturellement que la Première Guerre mondiale, dans toute sa banalité de guerre insensée et meurtrière, et avec toutes ses spécificités aussi, a déjà été racontée, à de multiples reprises, et que d’autres (qui ont pour nom Roland Dorgelès, Gabriel Chevallier, Jean Giono ou Maurice Genevoix, pour ne citer que des auteurs français parmi les plus célèbres) ont déjà raconté tout cela. L’écrivain l’affirme lui-même vers le milieu du roman :
Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n’est-il d’ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d’autant moins quand on n’aime pas tellement l’opéra, même si comme lui c’est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui cela fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue, c’est assez ennuyeux [2].
Ecrit en 2012, tout roman de la Grande Guerre est pour ainsi dire par définition un roman sans surprise, aussi Jean Echenoz ouvre-t-il son dernier chapitre par ces mots : « On connaît la suite » [3]. Pourtant, ou par conséquent, s’engager sur ce terrain parfaitement balisé qu’est celui du roman de la Grande Guerre n’a rien d’une évidence, et Jean Echenoz choisit de le faire, dès le premier chapitre, en partant de ce qu’il sait du conflit, de ce qu’il a pu en voir, convoquant le souvenir d’images d’archives de la guerre pour installer les fondations de son roman. Travaillant les dimensions visuelle et sonore de son écriture, l’écrivain part des images de 1914 telles qu’elles nous sont parvenues pour tendre vers un langage cinématographique élaboré mieux à même de soutenir la fiction.
Echenoz et le cinéma
On connaît le goût de Jean Echenoz pour les sons et les images, et plus particulièrement pour la musique et le cinéma. Le 7ème art tient une part non négligeable dans tous ses romans, par des allusions et des citations directes comme sous la forme d’une réappropriation, d’un remodelage des signes du langage cinématographique au cœur de l’écriture littéraire. L’auteur a évoqué à maintes reprises la relation étroite entre sa littérature et le cinéma. Encore au moment de la sortie de 14, en octobre 2012, dans un entretien accordé au magazine Lire :
Comme j’ai eu une période dans ma vie où je ne faisais pas grand-chose, j’allais beaucoup au cinéma. Rétrospectivement, j’ai le sentiment d’avoir appris, de manière consciente, beaucoup de choses sur le roman en regardant des films. Un peu comme le jazz, le cinéma m’a donné des outils pour écrire [4].
Cette déclaration n’est pas sans rappeler les propos d’autres écrivains français contemporains, plus ou moins affiliés eux aussi aux Editions de Minuit, tels Christian Gailly, Jean Rouaud [5] ou Laurent Mauvignier, qui en 2011, dans la revue littéraire Décapage, déclarait : « Le cinéma, bien sûr. D’abord parce que je dois reconnaître que le cinéma a pris à un moment de ma vie l’espace qu’occupait la littérature. C’est-à-dire que la littérature russe du XIXe siècle, j’ai l’impression de l’avoir suivie à la fin du XXe par des films comme La Porte du paradis de Cimino. Et puis, souvent, des films ont été à l’origine ou l’un des moteurs de l’imaginaire à l’œuvre pour l’écriture d’un livre » [6].
[1] N. Czarny, « 14 en 15 chapitres », La Quinzaine littéraire, 1er-15 octobre 2012. Le critique fait allusion à la trilogie de biographies romanesques publiées par Echenoz avant 14. L’autre volet de la série, Ravel, étant consacré au compositeur.
[2] J. Echenoz, 14, Paris, Minuit, 2012, p. 79.
[3] Ibid., p. 115. En 2014, Jean Rouaud, romancier français (auteur des Champs d’honneur, lauréat du prix Goncourt en 1990), publie Eclats de 14, bref essai sur la Grande Guerre illustré par les dessins du vétéran Mathurin Méheut. Rouaud y écrit : « Que reste-t-il ? des listes de noms sur de pompeux monuments aux morts (…) les livres des témoins (…) des bouts de films d’époque présentant des poilus lourdement harnachés, croisillon de sangles pour la gorge, la musette à grenades, le fusil, le masque à gaz, progressant d’une démarche saccadée (…) Tout a été dit et redit. (…) On sait (…) On sait tout ça » (J. Rouaud, Eclats de 14, Paris, Editions Dialogues, 2014, pp. 11-16).
[4] Ph. Delaroche et B. Liger, « Entretien Jean Echenoz : “A part ça, je hais les points de suspension” », Lire, octobre 2012.
[5] Dans Misère du roman, publié en janvier 2015, Rouaud confesse : « Le cinéma, je m’en suis beaucoup inspiré dans mes travaux (…). Difficile d’écrire aujourd’hui comme si le cinéma n’avait pas été inventé. Le découpage, le montage, la science du gag, le gros plan, le travelling : écrire, c’est aussi “faire son cinéma” » (J. Rouaud, Misère du roman, Paris, Grasset & Fasquelle, 2015, pp. 86-87).
[6] L. Mauvignier, Décapage, n° 43, printemps-été 2011, Paris, Editions de la Table Ronde. Michael Cimino, cité par Mauvignier, est d’ailleurs une possible source d’inspiration pour Echenoz. En effet, Voyage au bout de l’enfer, sorti en 1978, qui raconte le parcours de trois amis engagés dans le conflit au Vietnam, de la veille du départ jusqu’au retour, nous quitte finalement sur un panel plutôt représentatif lui aussi, et voulu comme tel si l’on se fie aux propos du cinéaste, des vétérans de cette guerre : un estropié, un fou suicidaire et un rescapé marqué à vif, trouvant son salut dans une histoire d’amour – ancienne mais jusqu’alors maintenue sous silence – avec la compagne d’un camarade perdu au front (ce chapitre ne manquant pas de faire écho à la relation qui unit Anthime à Blanche).