1914-2014 : la Grande Guerre dans l’art
- Marine Branland
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Deuxième temps
La deuxième période s’apparente moins à un temps de productions sur la guerre qu’à un temps d’oubli. La nature et les conséquences de la Seconde Guerre mondiale ont entraîné une rupture vis-à-vis du passé. Dans une dynamique assez similaire à celle de l’après-Première Guerre mondiale, en dehors de la création de mémoriaux dédiés aux victimes de la Shoah, ce sont surtout des artistes directement touchés par l’horreur et la violence de la Seconde Guerre mondiale, pour lesquels la création pouvait prendre fonction d’exutoire, tels Jean Fautrier, Zoran Music ou encore Boris Tastlitsky, qui ont effectué un retour sur leur expérience de guerre. D’autres encore ont sans doute aussi exprimé cette violence dans leur art ; cependant, l’affirmation de courants artistiques abstraits rendait plus complexe l’expression concrète et évidente de faits historiques, et leur saisie a posteriori lorsque ces œuvres n’étaient pas adossées à un discours des artistes allant en ce sens.
Les guerres de décolonisation agissent comme des piqures de rappel et entrainent la production d’œuvres anti-guerre sans lien avec 1914-1918. Que l’on songe par exemple au Grand Tableau antifasciste collectif, réalisé au moment de la guerre d’Algérie, à propos duquel Enrico Baj rappelait : « on s’est réuni à Milan en 1960 (…) et l’on a peint un tableau qui avait une signification : protester contre la violence, contre le fascisme, contre la guerre » [12]. Les causes et les enjeux des guerres passées sont dépassés pour laisser place à un discours d’opposition à toutes les formes de violence et d’oppression. L’idée d’un « art engagé » prend dans ces conditions une valeur progressiste alors même que l’engagement implique une position variable par définition. Quoi qu’il en soit, le passé récent et l’actualité de cette période avaient jeté un voile sur la Première Guerre mondiale. Elle n’était plus qu’un jalon dans l’escalade de la violence contre laquelle des artistes engagés protestaient ; elle n’offrait plus les ressources qui avaient servi dans l’Entre-deux-guerres à l’expression d’un message contestataire.
Les commémorations du cinquantenaire de l’armistice de la Grande Guerre en France ont d’ailleurs peu mobilisé les artistes. L’actualité politique et sociale de 1968 ne favorisait pas un retour de mémoire, et des investigations plastiques dans l’histoire. Quelques expositions commémoratives se sont néanmoins tenues, comme celle consacrée à l’œuvre de guerre de Dunoyer de Segonzac, organisée en 1967 par la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine. C’est sans doute là toute l’actualité de la période consacrée à la Grande Guerre. La publication de La Mémoire du monde d’André Masson, en 1974 [13], où il est notamment question de son expérience de guerre, fait alors figure d’exception mais elle doit être envisagée à l’aune de son rapport personnel et direct au conflit. Masson disait : « Je n’ai pas réussi à me désintoxiquer… le film est là… On m’enterrera avec ! » [14]. C’est sans doute au cinéma que la Grande Guerre est la plus présente au cours de cette période. Sur ce sujet, Laurent Véray a bien montré combien le contexte de production d’œuvres cinématographiques comme Les Sentiers de la gloire de Kubrick avait orienté le regard porté sur la Grande Guerre [15].
Le travail de Jacques Tardi prend dès lors, dans ce contexte d’oubli de la Première Guerre mondiale, l’apparence d’un hapax en France. En plus de l’histoire de son grand-père que sa grand-mère lui racontait par bribes, Tardi se forge une véritable culture de guerre reposant sur une connaissance d’images et de textes littéraires, sur une filmographie et sur un ensemble documentaire auquel il accède grâce à l’aide de l’historien et collectionneur Jean-Pierre Verney. Cet accès direct aux sources permet à Tardi de s’approcher de l’expérience des combattants, en particulier de la violence qui règne sur les champs de bataille et de la folie qui s’empare des hommes dans pareil contexte. Mais, comme une large part des productions de l’Entre-deux-guerres, son œuvre se charge d’une dimension militante qui tend à placer les soldats de 14 dans la position de victimes d’un pouvoir autoritaire sans considération pour la réalité historique beaucoup plus nuancée et complexe que ce qu’il exprime [16].
Ainsi, la présence de la Première Guerre mondiale se raréfie dans les productions de cette période. Le souvenir de la Deuxième Guerre mondiale et l’actualité politique nationale et internationale rendent lointaine cette guerre dont le souvenir n’a que très faiblement été transmis aux jeunes générations d’artistes.
Troisième temps
Plusieurs phénomènes marquent l’ouverture d’une période de reconsidération de la Grande Guerre dans les années 1990. D’une part, avec la fin de la guerre froide, l’espoir d’une véritable paix se fait sentir en Europe mais il est rapidement déçu par le déclenchement de nouveaux conflits. Les années 1990 sont par ailleurs marquées par un renouveau historiographique sur le sujet de la guerre, et une internationalisation de la recherche qui entraîne une meilleure connaissance de son histoire. En outre, la génération du feu est en train de s’éteindre. Si les années 1990 constituent une période de transition de la perception de la Grande Guerre, il faut attendre 1998 pour observer son retour dans les arts visuels. Entre initiatives individuelles et commandes officielles, des artistes dont certains n’ont vécu ni la première, ni la seconde guerre mondiale entreprennent des œuvres qui posent de nouvelles questions sur le passé, le présent et l’avenir. Le commentaire de Michel Quinejure, l’un des cinq artistes ayant reçu de l’Etat la commande d’une œuvre commémorative pour le 80e anniversaire de l’armistice pose bien les bases de cette nouvelle relation à la guerre passée qui s’impose :
Avant la commande, je n’étais pas particulièrement intéressé par la Grande Guerre. 14-18 se résumait à une médaille et un diplôme que m’avait montrés ma mère, très discrète sur son père qui avait combattu à Verdun. N’ayant pas connu ce grand-père, je n’avais aucun détail sur ce vécu historique dans ma propre famille. C’était presque caché, on n’en parlait pas. Je connaissais cette guerre par bribes. (…) Ce qui m’avait le plus traumatisé sur l’horreur de cette guerre, c’était le film Johnny got his gun que j’avais vu dans mon adolescence (…) Ce film ne montre rien et dit tout. En fait cette guerre pour moi était un peu lointaine et surtout occultée par la Seconde Guerre mondiale vécue par mes parents. Leurs récits témoignaient d’un passé plus proche [17].
Quinejure s’attache moins à l’expression de la guerre qu’à la captation de sa découverte par sa génération. L’œuvre qu’il réalise dans le cadre de cette commande est un film consacré à la mise en œuvre des quatre autres projets commémoratifs commandés en même temps que le sien : « En filmant les œuvres des artistes répondant à cette commande, je filmais les soldats. Je trouvais des analogies dans les formes des œuvres avec celles de la guerre. Mains, sculptures, fonderies, métal en fusion, fusil, explosions. Tout me ramenait à cette guerre de façon obsédante » [18]. A défaut de pouvoir accéder à ce passé lointain, il s’emparait des gestes de ses contemporains qui fouillaient le temps pour en extraire des images capables d’exprimer cette guerre-là. Les propositions des quatre autres artistes s’inscrivent dans et sur les territoires de la Première Guerre mondiale et témoignent de deux attitudes distinctes [19].
En optant pour la sculpture, Ernest Pignon-Ernest et Haïm Kern choisissaient de marquer le passé de leur empreinte présente tout en opérant une fusion de leurs œuvres dans le paysage, toujours chargé de stigmates, afin que leurs productions ne prennent pas le dessus sur l’espace, qui est alors symboliquement un espace-temps. Pignon-Ernest explique :
Je me suis heurté à l’impossibilité de représenter le corps humain (…). A Soyecourt, la vie a repris, suggérant cette image, ce sentiment que partout où un homme est tombé, un arbre se dresse aujourd’hui, la vie renaît, la nature s’épanouit et aura demain effacé les traces, les cicatrices. Parmi ces arbres dressés, vivants qui vont continuer à s’épanouir, mon intervention consistera à inscrire des arbres décapités, brisés, moignons d’arbres mutilés comme un rapport permanent [20].
[12] Cité dans L. Chollet (dir.), Grand Tableau antifasciste collectif, Paris, Dagorno, 2000, p. 11.
[13] A. Masson, La Mémoire du monde, Genève, Skira, 1974.
[14] Voir Masson/Massacres, op. cit.
[15] L. Veray, La Grande Guerre au cinéma, de la gloire à la mémoire, Paris, Ramsay, 2008.
[16] Nous nous permettons de renvoyer à notre article sur le sujet : M. Branland, « La guerre lancinante dans l’œuvre de Jacques Tardi », Sociétés & Représentations, n° 29, 2010, pp. 65-78.
[17] Propos de Michel Quinejure, dans A. Becker, « Quatre artistes pour la commémoration de 1918 », 14-18 : Aujourd’hui, Today, Heute, Revue du Centre de recherche de l’Historial de la Grande Guerre, n° 3, 2000, p. 238.
[18] Ibid.
[19] Visuels des œuvres disponibles dans : Lettre d’information. Ministère de la culture et de la communication, n° 39, 9 décembre 1998 et dans La Lettre du Chemin des Dames, hors série, n° 3, 2006, accessibles en ligne.
[20] Propos de Haïm Kern, cité dans : Lettre d’information. Ministère de la culture et de la communication, n° 39, 9 décembre 1998, p. 3.