1914-2014 : la Grande Guerre dans l’art
- Marine Branland
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résumé
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Fig. 1. L. Grundig, Gasmasken, 1936

      Les mises en image de la Première Guerre mondiale depuis l’événement sont nombreuses et variées. Durant la guerre, on assiste à un foisonnement de représentations rendu possible par les développements de nouveaux moyens de production d’images au cours des décennies qui précèdent le conflit – photographie, cinéma, procédés photomécaniques – auxquels s’ajoutent les médiums traditionnels inscrits dans le champ des beaux-arts : dessin, gravure, peinture, sculpture. Cette diversification des modes de figuration offre à de nombreux acteurs, amateurs et professionnels, la possibilité de s’engager dans une représentation du conflit à des fins documentaires, mémorielles et artistiques. La production d’images se démocratise de manière concomitante à l’extension de la mobilisation des hommes dans la guerre. A l’observation des multiples aspects du conflit se mêle souvent une volonté de traduire un vécu intime et des opinions sur le sens de la guerre [1]. L’analyse de ces productions nécessite une prise en compte de problématiques du temps de guerre qui diffèrent de celles qui sont à l’origine des productions postérieures à l’événement. Les enjeux de la représentation de la guerre changent en effet après la fin du conflit et évoluent au fil du temps. Trois grands moments peuvent être isolés, eux-mêmes marqués par des évolutions et des nuances : l’Entre-deux-guerres ; la période allant de l’après-Seconde Guerre mondiale aux années 1980 ; celle allant des années 1990 à aujourd’hui.

 

Premier temps

 

      Dominée par le deuil, le réapprentissage de la vie après la guerre et la reconstruction des territoires et des hommes bouleversés par la violence du conflit, l’après-guerre s’accompagne d’un tarissement de la production imagée portant sur l’événement. Si les monuments aux Morts envahissent l’espace public [2], l’image artistique relative à la guerre reste le fait de quelques artistes directement touchés par la violence du conflit : survivants, femmes et hommes blessés et endeuillés. L’Allemande Käthe Kollwitz et le Français Georges Desvallières ont tous les deux investi le registre du monument et l’ont inscrit dans un dispositif de recueillement pour commémorer la mort de leur enfant. Leurs productions répondent à un besoin intime et diffèrent en cela des projets de monuments aux Morts initiés par les municipalités. Chasseur alpin, Desvallières choisit pendant la guerre de ne plus traiter que des sujets religieux. L’ensemble de vitraux qu’il réalise pour la chapelle de l’Ossuaire de Douaumont en 1927-1929 s’apparente à une série d’ex-voto, hommage intime à son fils, Daniel, mort au combat, et hommage collectif à tous les soldats disparus pendant la guerre. La double sculpture que Käthe Kollwitz installe au cimetière militaire de Vladslo (Belgique) où se trouve la tombe de son fils Peter, mort au front en 1914, traduit son immense chagrin [3]. Bien qu’elles reprennent les traits de l’artiste et de son mari, ces deux figures ont une dimension archétypale et possèdent une charge émotionnelle intime et collective. La dissociation des figures de la mère et du père provoque cependant un effet d’isolement de chacun face à la mort et au sentiment de perte. Avant de produire cette sculpture, Kollwitz avait créé un ensemble de gravures intitulé Krieg où s’exprimait déjà son désespoir [4]. Un lien s’établit ainsi entre l’expérience intime du conflit de ces deux artistes et leur engagement dans son expression après guerre. Tous deux ont saisi le potentiel expressif universel des sujets religieux mais tandis que le recours aux thèmes chrétiens reflète la foi réelle de Desvallières, Kollwitz laïcise ses sujets pour en faire des symboles universels du chagrin et du deuil.
      Dans leur démarche respective comme dans celles d’artistes combattants-survivants, la production d’œuvres sur la guerre, après la fin des hostilités, prend une dimension cathartique. Pour Otto Dix, Luc-Albert Moreau et André Masson, l’expérience de la guerre ne passe pas et explique en partie leur retour sur ce sujet. Luc-Albert Moreau est celui qui reste le plus proche de son parcours de guerre dans ses peintures et gravures des années 1930 [5]. En répétant inlassablement les mêmes sujets, il tente de se libérer d’une expérience traumatisante en même temps qu’il cherche à fixer son souvenir et à s’assurer de la fiabilité de sa mémoire. André Masson se sert plutôt de son expérience de la guerre pour exprimer dans son œuvre graphique la violence du monde. La guerre qu’il relate n’est pas celle de 1914, pas uniquement, même si celle-ci est à l’origine de sa réflexion. Ce faisant, l’acte de création de ses Massacres réalisés dans les années 1930 prend fonction d’exutoire : « J’ai emmagasiné un tas d’images qui sont devenues des procédés de composition [6] ».  L’effet libératoire de la pratique artistique chez les artistes anciens-combattants, si elle ne peut être généralisée car elle dépend du rapport de chacun à la guerre et à l’art, ne doit pas être négligée. Elle joue sans aucun doute un rôle décisif pour Masson autant que pour Dix lorsqu’il entreprend son cycle d’estampes Der Krieg, ou ses peintures des années 1930 [7].
      Produit en 1924, dix ans après le début des hostilités, son album d’eaux-fortes exprime l’opposition de l’artiste à la guerre [8]. Dans le contexte de la défaite, la production allemande du début des années 1920 dénonçant le conflit et ses horreurs prend une nouvelle dimension face à la menace totalitaire. Une iconographie née de la Première Guerre mondiale s’impose, qui exploite particulièrement ses aspects les plus durs et violents. Dans une série de lithographies réalisée entre 1918 et 1949, Alice Lex-Nerlinger relie les deux conflits mondiaux et la Guerre Civile espagnole pour mieux dénoncer l’aliénation humaine engendrée par la guerre et les idéologies extrêmes [9]. Même attention chez Lea Grundig, née en 1906 et très influencée par le travail de Dix et celui de Kollwitz, lorsqu’elle produit un cycle d’estampes dans lequel elle exprime son inquiétude profonde face à la montée du nazisme (fig. 1). C’est dans l’iconographie de la Grande Guerre, par le choix de motifs symboliques forts tels que le masque à gaz ou l’ombre de canons, et par l’adoption d’une esthétique efficace, qu’elle parvient à rendre perceptible cette menace [10]. Les techniques de gravure particulièrement appréciées dans les milieux d’avant-garde allemands offraient aux artistes un moyen d’expression artistique, et, par leur reproductibilité, permettaient une diffusion non pas massive mais choisie d’œuvres contestataires. Ces œuvres s’inscrivent dans une tradition ancienne de contestation de la guerre en art dans laquelle la gravure occupe une place remarquable [11] : de Callot à Goya, de Masereel à Dix.
      La mobilisation de sujets guerriers dans l’Entre-deux-guerres sert donc trois objectifs principaux : commémorer les morts, libérer d’expériences douloureuses et dénoncer la guerre, notamment lorsque celle-ci menace à nouveau. Le sujet s’impose en premier lieu chez des artistes directement affectés par le drame ou chez d’autres menacés par le régime national-socialiste et engagés politiquement. Leur manière de présenter la guerre s’appuie sur leur connaissance personnelle de l’événement passé, ainsi que sur un ensemble d’images et de motifs ayant circulé depuis la guerre. Les images de la guerre sont sans cesse actualisées, réinterprétées à l’aune d’un contexte nouveau.

 

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sommaire

[1] Sur les images contemporaines du conflit, on se reportera aux nombreux catalogues d’expositions qui ont eu lieu récemment dans le cadre du Centenaire de la Grande Guerre, par exemple : Vu du front : représenter la Grande Guerre, Paris, BDIC, Musée de l’Armée, Somogy, 2014. Nous nous permettons également de renvoyer à notre thèse d’histoire de l’art : M. Branland, La Gravure en Grande Guerre : donner corps à son expérience (France, Belgique, Angleterre), Université Paris Ouest Nanterre la Défense, 2013.
[2] Voir A. Becker, La Guerre et la foi : de la mort à la mémoire (1914-1930), Paris, Armand Colin, 1994 (réédition : 2015).
[3] Sur le sujet, voir notamment le chapitre 4 de l’ouvrage d’A. Becker, Voir la Grande Guerre. Un autre récit, Paris, Armand Colin, 2014. Sur Desvallières et la guerre, voir notamment C. Ambroselli de Bayser, Georges Desvallières et la Grande Guerre, Paris, Somogy, 2013. Les images des vitraux disponibles sur le site du Musée de Seine-Port (consulté le 9 mars 2017).
[4] Käthe Kollwitz, Die Eltern, cimetière de Vladslo, Belgique. Image visible sur Wikimedia (consulté le 22 avril 2017). K. Kollwitz, Krieg, 1922-1923, album de six bois gravés, tiré à 100 exemplaires. Images notamment disponibles sur le site du MoMA (consulté le 9 mars 2017).
[5] Voir la thèse de S. Dumaine, Luc-Albert Moreau 1882-1948 : un peintre dans la Grande Guerre, Université Charles de Gaulle, Lille, 2012.
[6] Voir le catalogue d’exposition : Masson/Massacres. Historial de la Grande Guerre de Péronne, Milan, Skira, Paris, Seuil, 2002.
[7] Voir notamment : Otto Dix : peintures, aquarelles, gouaches, dessins et gravures du cycle « La guerre », Paris, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Stuttgart, Dr. Cantz, 1972 ; A. Becker, Ph. Dagen, Otto Dix : « La guerre », Milan, 5 Continents, Péronne, Historial de la Grande Guerre, 2003.
[8] Images disponibles sur le site du MoMA (consulté le 9 mars 2017).
[9] A. Lex-Nerlinger, Die Harte Straße, album de lithographies, 1918-1949.
[10] L. Grundig, Krieg Droht !,  album d’eaux-fortes, 1936-1937.
[11] Voir le catalogue d’exposition : Art against War. 400 Years of Protest in Art, New York, Abbeville Press, 1984.