La guerre, ruine de l’homme
dans l’œuvre de Jacques Tardi
- Jean Arrouye
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Ce n’est que pour illustrer l’incapacité et l’injustice de certains de ceux auxquels doivent obéir les soldats qu’un général retient l’attention de Tardi. Ses personnages habituels sont des sans grade, de simples soldats, anonymement envoyés au massacre. Chaque histoire racontée en sort un de cet anonymat, mais la mort généralement l’y renvoie vite. Les officiers n’apparaissent qu’indirectement, capitaines pour la plupart, au contact des hommes de leur compagnie ; ceux-ci ne les aiment guère néanmoins, car ils les envoient à la mort. Un capitaine cependant joue un rôle particulier dans un récit : il décide d’envoyer un homme cisailler les barbelés sur lesquels pourrit le corps d’un soldat ; c’est presque à coup sûr l’envoyer à la mort. Or il choisit « le petit juif » de sa compagnie, pour lequel il a pourtant en poche une permission : cruauté, antisémitisme… Tardi ne généralise pas, n’accuse pas l’ensemble des officiers d’avoir de semblables comportements. Il veut seulement montrer que la guerre rend possible des agissements qu’en d’autres temps les institutions auraient réfrénés, qu’elle autorise tous les abus de ceux qui détiennent l’autorité, qu’elle les déshumanise. Aussi l’antibellicisme est-il justifié, ainsi que l’antimilitarisme, puisque l’armée fait de l’obéissance une conduite obligée.
A l’exception de ces épisodes qui mettent en exergue le comportement indigne de quelques officiers et les conséquences de leurs décisions, fusillade en arrière des lignes ou carnage dans le no man’s land, le contenu idéologique directement critique et accusateur des œuvres de Tardi est plutôt transmis par des commentaires écrits que par l’image. Le jugement nécessite un recul par rapport à l’action : celle-ci est dessinée ; les jugements portés sur elle sont énoncés en marge.
Cependant cette action est un récit, un texte donc, mis en images. Or le dessin n’en est pas seulement l’illustration, une simple transposition ; il le transforme ; le dessin est structuration, mise en perspective, commentaire, établissement d’un sens qui résulte de ses procédures de représentation et de mise en scène. Il recourt à une rhétorique de l’image, dont on peut distinguer les figures. Par exemple :
– la mise en évidence d’un détail symptomatique : le bras arraché tombé sur le remblais d’une tranchée (Putain de guerre ! 1914, 1915, 1916, p. 21)
– la répétition ou accumulation : 2 x 9 portraits de gueules cassées illustrant la variété des défigurations irrémédiables (Putain de guerre ! 1917-1918-1919, pp. 31-32)
– la mise en parallèle, qui produit un effet d’insistance, soulignant :
– le contraste, qui met en évidence un aspect de l’événement représenté :
– la métaphore, qui est obtenue de deux façons possibles :
– l’hyperbole
– le symbole, qui est toujours aussi quelque peu une métaphore ou bien un emblème :
Ainsi, pour reprendre la terminologie de Louis Hjelmslev [25], dans l’œuvre antimilitariste de Tardi, la forme de l’expression s’accorde de façon réfléchie à la forme et à la substance du contenu et est le moyen le plus efficace de convaincre le lecteur-spectateur que la guerre n’est que ruine de l’homme.
[25] L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, La structure fondamentale du langage, Paris, Minuit, 2000.