La guerre, ruine de l’homme
dans l’œuvre de Jacques Tardi
- Jean Arrouye
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La représentation de la guerre de 1914-1918 tient une place importante dans l’œuvre de Jacques Tardi, scénariste et dessinateur de bandes dessinées. Elle occupe tout ou partie de six albums : Adieu Brindavoine, suivi de La Fleur au fusil (Casterman, 1979), Le Trou d’obus (Images d’Epinal, BD N° 2, 1984), 1914-1918, c’était la guerre des tranchées (Casterman, 1993), Le Der des ders (Casterman 1997), Varlot soldat (L’association, 1999), La Véritable histoire du soldat inconnu suivi de La Bascule à Charlot (Futuropolis, 2005), Putain de guerre ! 1914, 1915, 1916 (Casterman, 2006) et Putain de guerre ! 1917, 1918, 1919 (Casterman, 2009).
La raison de cet intérêt est le souvenir obsédant d’un événement vécu par son grand-père, berger corse venu pour la première fois sur le continent pour prendre part à la guerre, qui lui a fait découvrir les atroces conditions de vie des soldats. Son grand-père n’en parlait pas, mais sa grand-mère lui en a fait part. Tardi a raconté cet événement à Numa Sadoul :
Elle racontait comment mon grand-père étant de corvée de soupe ou je ne sais quoi, regagnant sa tranchée, est pris par un tir de barrage ; il y a des fusées éclairantes, il plonge sur le sol et tombe sur un cadavre, tu vois, il tombe dans un cadavre en train de pourrir, les mains dans le ventre du cadavre.
« Une heure au moins, il reste là. C’est difficile à évaluer, la durée, dans ce moment où le corps est tétanisé par la peur ». Quand il découvre, le jour venu, que « ce qu’il prenait pour de la boue [était] de la chair pourrie, infecte », il cherche de l’eau pour se laver, de peur du tétanos s’il avait une main écorchée ; il n’en trouve pas [1]. L’horreur se prolonge donc en terreur. L’histoire a marqué Tardi au point qu’il la rapporte longuement, par le texte et le dessin, sans mentionner l’identité du soldat, dans 1914-1918, c’était la guerre des tranchées [2].
En conséquence de cette origine familiale et affective de l’intérêt du dessinateur pour la guerre de 1914-1918, celui-ci se soucie surtout d’histoires individuelles et non de celle des événements, d’aventures particulières et fragmentaires et non de l’histoire collective et générale. Dans sa courte préface de 1914-1918, c’était l’histoire des tranchées, il écrit :
C’était l’histoire des tranchées n’est pas un travail « d’historien »… Il ne s’agit pas de l’histoire de la Première Guerre mondiale racontée en bande dessinée, mais d’une succession de situations non chronologiques, vécues par des hommes manipulés et embourbés, visiblement pas contents de se trouver où ils sont, et ayant pour seul espoir de vivre une heure de plus, souhaitant par-dessus tout rentrer chez eux…, en un mot que la guerre s’arrête ! Il n’y a pas de « héros », pas de « personnage principal », dans cette lamentable « aventure » collective qu’est la guerre. Rien qu’un gigantesque et anonyme cri d’agonie [3].
Et d’ajouter :
Je me suis souvent posé cette question : comment pouvait-on rester là sous le feu ? La pluie, la boue, le cafard, le froid, les obus… Je comprends les mutilations volontaires, les mutineries, la désertion… […]
Je ne m’intéresse qu’à l’homme et à ses souffrances, et mon indignation est grande… [4]
Ses deux derniers albums, toutefois, Putain de guerre ! 1914-1915-1916 et Putain de guerre ! 1917-1918-1919 ont bien une dimension chronologique. Mais ils restent composés de récits successifs et indépendants les uns des autres. Tardi estime que le premier album « est un peu le journal d’un soldat ordinaire que les événements militaires ballotent d’un endroit à l’autre du front » [5]. Continuité chronologique, donc, mais pas récit continu ni histoire dominée. Les quinze dernières pages, celles correspondant à l’année 1919, sont même composées, chacune, de trois vignettes indépendantes. Chaque vignette est l’évocation d’une situation ou le résumé d’un événement. Il s’agit moins de raconter que de toucher la sensibilité, d’éveiller la compassion. Tardi, au terme de son projet mémoriel et polémique, a mis au point un type d’image syncrétique dont il pense que, accompagnée d’une légende, elle a le pouvoir à la fois d’informer et d’émouvoir.
Le souci premier de Tardi est donc de témoigner de la souffrance des hommes, de donner à comprendre comment ils pouvaient supporter cette vie épouvantable ou pourquoi ils essayaient d’y échapper. Aussi aucune des histoires racontées n’est-elle inventée. Elles ont été recueillies, ou bien auprès de ceux à qui les combattants les ont racontées, comme celle du grand-père, ou bien dans les ouvrages d’écrivains qui ont eux-mêmes participé à la guerre ou ont écrit sur elle. Tardi déclare avoir lu des livres
[…] de tout poil, de toutes opinions… du Feu aux Croix de bois en passant par A l’ouest rien de nouveau et Orages d’acier, pour ne citer que les meilleurs. Mais mon préféré reste La peur de Gabriel Chevalier et les premiers chapitres du Voyage au bout de la nuit. Et toujours, j’ai vu mon pépé avec ses bidons et son pain, allongé sur le mort [6].
En annexe de 1914-1918, c’était la guerre des tranchées il cite trente-neuf livres, dont quelques-uns d’historiens, tels Les Français dans la Grande Guerre de Jean-Jacques Becker ou Les mutineries de 1917 de Guy Pedroncini et trente-quatre films, de J’accuse d’Abel Gance, de 1918, à L’instinct de l’ange de Richard Dembo, de 1992, en passant par Quatre de l’infanterie de Georg W. Pabst, de 1930, et Dieu que la guerre est jolie de Richard Attenborough, de 1969. En outre Tardi a pour conseiller l’historien Jean-Pierre Verney qui veille à ce que le contexte aussi bien événementiel de ces récits que visuel des situations dans lesquelles sont représentés les personnages soient conformes à la réalité historique. Dans les deux albums de Putain de guerre ! il fait suivre les pages dessinées par Tardi d’une histoire succincte des étapes du conflit qui constitue le cadre général de ces récits particuliers et en éclaire la signification (par exemple il explique la stratégie du général Nivelle tandis que Tardi raconte la tragique histoire du soldat Paulet condamné à être fusillé pour avoir chanté « la chanson de Craonne » qui proteste contre les massacres entrainés par cette stratégie) [7].
Ainsi, si les albums de Tardi ne sont en rien des œuvres historiques, ils ne sont pas non plus des œuvres de fiction. Peut-être pourrait-on les considérer comme des œuvres légendaires (ou anti-légendaires), animées par une aversion profonde pour la guerre et toutes les valeurs que l’on peut y rattacher, fournissant des matériaux pour la reconsidération, si ce n’est le renversement, de la légende établie, héroïque et glorieuse, de la Première Guerre mondiale.
[1] Entretien avec Numa Sadoul, Bruxelles, Niffle Cohen, 2000, p. 16.
[2] J. Tardi, 1914-1918, c’était l’histoire des tranchées, Bruxelles, Casterman, 1993, pp. 86-88.
[3] Ibid., pp. 29-30.
[4] Ibid., p. 7.
[5] Ibid., p. 30.
[6] J. Tardi, interview dans Castermag, 2008.
[7] J. Tardi, Verney, Putain de guerre ! 1917-1918-1919, Bruxelles, Casterman, 2009, pp. 48-51.