La photographie dans l’œuvre
critique de Valéry

- Tsukamoto Masanori
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Fig. 1. J. Sudek, La fenêtre de
mon atelier
, v. 1940-1964

      Valéry compare ainsi à la photographie diverses activités de l’esprit dans lesquelles des productions mentales prennent peu à peu des formes précises. Pour le poète, « c’est mouvantes, irrésolues, encore à la merci d’un moment, que les opérations de l’esprit vont pouvoir nous servir, avant qu’on les ait appelées divertissement ou loi, théorème ou chose d’art […] » [13]. Ce moment d’indécision, où des fragments informes hésitent à converger, lui est ainsi précieux. Nous savons d’autre part que la photographie a bien d’autres manières de nous donner l’impression que les objets pris sont dans un état indécis, en plein mouvement. Par exemple, les photographies floues. Selon Serge Tisseron, « elles exaltent le devenir toujours imprévisible qui caractérise le vivant. En cela, elles témoignent de l’infini flottement des choses, jamais tout à fait les mêmes, jamais tout à fait autres pourtant, toujours en transformation et donc toujours en devenir » [14]. Si Valéry avait vu la photographie de Josef Sudek montrant un arbre dans un jardin à travers la fenêtre embuée de son atelier, il aurait peut-être pu établir une analogie entre cette photographie floue et les opérations de l’esprit « mouvantes, irrésolues, encore à la merci d’un moment » (fig. 1).
      Valéry apprécie une autre capacité de la photographie apparemment contraire à cet état flou : celle de saisir le mouvement de manière articulée, ce que le regard humain ne peut accomplir. Les études du mouvement de Muybridge et d’Etienne-Jules Marey ont fasciné le poète de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci jusqu’à Degas Danse Dessin. Elles lui ont révélé que l’esprit tend à combler par des produits complémentaires les lacunes de l’enregistrement par les sens.

 

On voit alors combien l’œil est inventif, ou plutôt combien la perception élabore tout ce qu’elle nous donne comme résultat impersonnel et certain de l’observation. Tout une série d’opérations mystérieuses entre l’état de taches et l’état de choses ou d’objets interviennent, coordonnent de leur mieux des données brutes incohérentes, résolvent des contradictions, introduisent des jugements formés depuis la première enfance, qui imposent des continuités, des liaisons, des modes de transformation que nous groupons sous les noms d’espace, de temps, de matière et de mouvement [15].

 

      La photographie nous permet ainsi de constater qu’il se produit une falsification insaisissable par l’entendement dans le va-et-vient entre l’état de taches et l’état de choses. Valéry veut préserver la liberté de décomposer les vues trop figées, définies par des signes, pour voir les états encore en cours de métamorphose. La photographie, qui paraît fixée dans sa forme impressionnée, nous montre en fait ces états en transformation. Ce qui compte pour Valéry dans le processus du développement et dans les photographies de Muybridge et de Marey, c’est qu’elles dévoilent une série d’opérations mystérieuses qui interviennent entre les deux états. Le regard étrange du poète défait ce que l’on croit percevoir pour révéler l’aspect intelligible du monde autour de lui. « Un homme n’est qu’un poste d’observation perdu dans l’étrangeté. / Tout à coup, il s’avise d’être plongé dans le non-sens, dans l’incommensurable, dans l’irrationnel ; et toute chose lui apparaît infiniment étrangère, arbitraire, inassimilable. Sa main devant lui lui semble monstrueuse » [16]. La photographie nous donne ce regard étrange qui décompose le monde en taches inassimilables.
      De ce point de vue, la temporalité de la photographie n’est nullement « ça-a-été », mais le temps du devenir, toujours en transformation. La photographie nous fait voir le moment où quelque chose va justement surgir des taches en désordre. Ce temps du surgissement, que Valéry ne se lasse pas d’observer, est pour lui une temporalité propre à la photographie.

 

L’ubiquité

 

      Dans la troisième version de son célèbre article L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1934), Benjamin cite en épigraphe le premier paragraphe de La Conquête de l’ubiquité (1928) de Valéry. Cette qualité de la reproduction mécanisée, qui « assure à l’original l’ubiquité dont il est naturellement privé » [17], Benjamin la développe dans le sens d’une perte de l’aura. Pour Valéry, le problème se pose différemment. Ses réflexions sur la reproductibilité technique portent toujours sur les possibilités du surgissement de quelque chose. Il résume ainsi les circonstances nouvelles, capables de bouleverser la tradition :

 

Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. Elles ne seront plus que des sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits se trouveront ou se retrouveront entiers où l’on voudra [18].

 

      Remarquons l’écart entre les œuvres considérées comme « des sortes de sources ou des origines » et les « bienfaits » qu’elles sont censées apporter au spectateur. Valéry met ainsi en question les rapports entre les sources que sont les œuvres d’art et les effets que l’on en reçoit. Comme des taches apparaissant dans le bain de la révélation, les œuvres d’art ne convergeront pas forcément vers les mêmes effets, même si leurs « bienfaits » se retrouvent « entiers » dans les reproductions. Car les bienfaits ne sont qu’un de leurs aspects. Nous savons bien que la photographie d’une œuvre d’art n’est pas en elle-même une œuvre d’art. Rappelons à ce propos la remarque d’Etienne Gilson :

 

Le tableau est peint d’ordinaire sur n’importe quel support plutôt que sur le papier glacé dont on utilise pour tirer des planches ; il est fait de couleurs que la main du peintre pose successivement et touche par touche sur le bois, le carton ou la toile, à l’aide de brosse ou du couteau à palette, non d’encres d’imprimeries appliquées sur le papier par un procédé mécanique. Il n’y a rien de commun entre la structure de l’original et celle de son image. Ces deux objets sont, à la lettre, spécifiquement différents [19].

 

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[13] P. Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Œ I, p. 1158.
[14] S. Tisseron, Le Mystère de la chambre claire : Photographie et inconscient, Paris, Flammarion, « Champs », 1996.
[15] P. Valéry, Degas Danse Dessin, Œ II, pp. 1191-1192.
[16] P. Valéry, Œ II, p.721.
[17] W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », traduit par P. Klossowski, Gesammelte Schriften, Band I-2, Frankfurt Am Main, Suhrkamp Taschenbuch Wissenchaft, 1991, p. 711.
[18] P. Valéry, La Conquête de l’ubiquité, Œ II, p. 1284.
[19] E. Gilson, Peinture et réalité, Paris, J. Vrin, 1958, réédition, 1998, p. 89.