Les illustrations des Illuminations d’Arthur
Rimbaud par Roger de La Fresnaye
- Taniguchi Madoka
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Dans le poème « Les Ponts », le texte descriptif donne à voir un véritable assemblage d’images fragmentées, décomposées sous plusieurs angles :
Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d’autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives chargées de dômes s’abaissent et s’amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D’autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d’autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d’hymnes publics ? L’eau et grise et bleue, large comme un bras de mer. – Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie [26].
Le « dessin » désigne une image de ponts dessinés dont chacun a une forme indépendante, géométrique et simple. La description les divise en plusieurs formes – droite, courbe, oblique –, qui créent une arabesque abstraite. Celle-ci est reproduite sur le reflet du canal qui incarne lui-même une autre ligne circulaire. La coexistence de plusieurs vues divisées, accentuée par leur multiplication à la surface de l’eau, ne pouvait qu’intéresser un peintre cubiste. A cette composition des formes des ponts réduites à l’abstraction, d’autres fragments prosaïques de la réalité sont insérés à l’image d’une évocation à la fois de la vue et de l’ouïe (« On distingue une veste rouge […] », « des airs populaires, […] »). L’adverbe « peut-être » et la phrase interrogative « Sont-ce […] ? » révèlent la présence du narrateur, qui encadre une vue citadine entre des ciels gris et l’eau grise. Cette composition des formes géométriques épurées avec l’insertion de fragments de la réalité peut avoir inspiré La Fresnaye.
Le poème « Enfance III » repose sur la juxtaposition de phrases construites sur le procédé de l’anaphore (« Il y a… ») et sur des assonances :
Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir.
Il y a une horloge qui ne sonne pas.
Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.
Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte.
Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée.
Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus sur la route à travers la lisière du bois.
Il y a enfin, quand l’on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse [27].
La sécheresse, l’impersonnalité et l’objectivité que crée cette juxtaposition d’images détachées, sans lien narratif, ne renvoie à aucun sentiment intérieur du sujet. L’horloge qui ne sonne pas désigne l’arrêt du temps et est liée à la notion de mort, d’oubli ou de temps passé ; le nid de bêtes blanches dans la fondrière suggère un état de misère, de chute ; la cathédrale, construction symbolique de l’élévation vers le ciel, descend ; la montée du lac fait penser au Déluge et à la destruction du monde ; la petite voiture abandonnée qui descend toute seule le sentier suggère l’abandon ; la troupe de petits comédiens suggère la vie en nomade. Ce que peut désigner l’assemblage de ces images est l’angoisse, la peur ou la tristesse, sous le signe du terme « Enfance ». On ne trouve cependant aucune expression du sentiment du narrateur. Le récit raconté à la deuxième et à la troisième personnes (« vous » et « on »), évite soigneusement de faire référence à une émotion intime. Dans la dernière phrase : « Il y a enfin, quand l’on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse », le sujet de cet acte d’expulsion reste anonyme (« quelqu’un »). C’est seulement par leur assemblage que les images fragmentaires trouvent leur sens, tout comme le cubisme fait appel aux multiples facettes fragmentaires d’un objet et suscite leur assemblage dans l’esprit du spectateur. L’image mentale ainsi créée, par le mot ou par l’image, revêt une authenticité toute particulière.
Le dessin de La Fresnaye gravé de la page 39 est composé de plusieurs formes fragmentaires (fig. 12). Mais celles-ci ne sont pas toutes géométriques et suggèrent peut-être la forme d’un rocher, d’un paysage aride de Provence où le peintre se promenait. Cependant le sujet de l’image n’est pas clair : la référence à un vécu particulier est évitée. Cet assemblage de plusieurs morceaux aux formes peu équilibrées suggère une notion abstraite, un élan vers un mouvement ou au contraire une élévation d’angoisse. Les formes fragmentaires sont devenues autonomes et délivrées de la subordination au sens, cependant elles trouvent un sens nouveau dans leur assemblage.
Les dessins de La Fresnaye pour les Illuminations de Rimbaud laissent ainsi deviner une correspondance avec le mode d’expression du langage épuré de ce recueil. Ils sont intimement liés à la propre réflexion picturale du peintre à cette époque. Oscillant entre le cubisme et le retour au classicisme, La Fresnaye semble opter pour la recherche d’un cubisme plus abstrait dans ce travail d’illustration des Illuminations, encouragé par le caractère révolutionnaire de ce recueil qui, de son côté, recherche une nouvelle expression dans l’autonomie du langage. Pour finir, il nous faut remarquer un autre parallélisme qui s’établit entre le poète et le peintre : l’ironie. La création du monde poétique des « Ponts » s’achève par la destruction : « – Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie. » Le caractère trompeur de la vision est dénoncé comme une « comédie ». La surface de l’eau-miroir, créée par la lumière, n’attend qu’un autre rayon de lumière, meurtrier cette fois, celui de la vision. Dans la plupart des poèmes des Illuminations, la construction et la destruction coexistent. Cette tension représente le déchirement du poète entre la confiance en un langage autonome qui puisse créer une réalité nouvelle et le doute. Ce tiraillement aboutit à l’auto-destruction et se caractérise par une ironie profonde. La tentative de La Fresnaye de trouver une nouvelle expression grâce au cubisme épuré aboutit à la même impasse. Les dessins illustrant les Illuminations expriment une certaine hésitation, malgré des figures réduites aux formes essentielles, qui reflète le regard ironique ou mélancolique du peintre sur sa création. Après une période de transition, La Fresnaye optera finalement pour un retour au classicisme. Pourtant, cet équilibre fragile tenu sous tension entre deux pôles incarne, chez Rimbaud et chez La Fresnaye, la quête d’un langage autonome et pur, qui relève d’une des problématiques essentielles de l’art moderne.