Henri Michaux entre écriture et peinture
- Yves Peyré
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      Il devient presque naturel qu’il évoque, à un moment de sa création en parallèle déjà assez avancé pour offrir le recul nécessaire (un quart de siècle sépare l’élaboration d’« En pensant au phénomène de la peinture » [36] de celle d’Emergences-résurgences), son aventure picturale dans un livre qui use de son autre don, et c’est peut-être cet aspect des choses qui l’irrite le plus : cela équivaut en somme à reconnaître plus ou moins que la peinture n’est pas suffisante, les mots, ces accompagnateurs « collant[s] » (qualité qui exprime, ajoute Michaux dans « En pensant au phénomène de la peinture » [37], « tout ce que je déteste dans les choses et les hommes et les femmes : la colle »), dont, depuis toujours, il espère se passer d’une manière ou d’une autre, s’imposent à nouveau. Michaux a d’abord été « contre », contre la littérature (et combien la poésie), contre la peinture. Contre, mot essentiel, le titre même de l’un des forts poèmes de La Nuit remue [38], exemplaire étant la triple répétition de « je contre », pathétiquement juste, poussée du côté de la drôlerie. Le mot figure aussi (« Il voyage contre ») dans les Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence [39]. C’est l’un des vocables essentiels du lexique de Michaux, seuls « vers » et, sur le tard, « avec » auront pareille consistance.
      Très vite, son écriture est admise comme un apport majeur. La peinture rencontre plus de résistance, Michaux en souffre, il voudrait qu’elle s’impose d’elle-même, par sa seule révélation, devoir la présenter par le recours à cette écriture toujours triomphante malgré les voies singulières qu’il lui fait prendre revient quelque peu à subir une défaite. Aussitôt Michaux se venge, c’est ce qui donne le ton de l’autoportrait en peintre qui est le récit d’un cheminement vers la peinture, seule à même de libérer de l’emprise des mots, du sens préétabli, de celui que ses livres « ont fait passer pour poète » d’après ses propres dires dans « Qui il est ». Il déprécie à plaisir l’écriture, il donne à la peinture toute sa magie, sa vertu la plus haute étant de toucher au « primordial », dit-il dans Emergences-résurgences. Ne ménage-t-elle pas constamment la surprise et de ce fait ne rend-elle pas plus vivant ? Le parti de Michaux n’est pas sans injustice pour cette poésie, cette écriture, qui jusqu’au bout sera une expression que, loin de négliger, il honorera abondamment, il s’y adonnera toujours avec la même convoitise, la même rage et la même surprise, mais il rêve d’au moins un équilibre, à cette fin il lui faut abaisser le mieux reçu et hausser le moins reconnu. Michaux avait raison de penser que son parcours de peintre était sous-estimé, il était légitime qu’il en fût affecté, ce qui le conduisait à vouloir inverser les valeurs. Il aurait objectivement été plus pertinent encore de réclamer une simple parité entre les deux expressions, mais cela aurait supposé un sang-froid qui n’est possible qu’à distance et ne se soutient pas aussi aisément dans le feu de l’action. Michaux n’était, en dépit de toutes ses véhémences, pas tout à fait certain d’être un peintre égal à l’écrivain qu’il était.
      Le paradoxe de cette entreprise qu’est Emergences-résurgences tient à ce que Michaux énonce les bonheurs de peindre par un texte qui incarne l’une des meilleures manières de Michaux écrivain : la peinture triomphe en même temps que l’écriture. Il procède par touches, par flots de notations qui s’élargissent, le rythme unifie les fragments, les ramène vers leur point de fuite qui se donne à la fin comme une promesse, sa précision réflexive ne tranche pas entre plus et moins de monde. Michaux s’est augmenté par la peinture, s’est allégé aussi, mais l’écriture ne donne rien d’autre qu’un résultat tout aussi ambivalent. Peinture, poésie, récit, Michaux ne déborde pas son propre mystère, en passant, il convertit son extrême singularité en universalité (le regard unique de Michaux devient par empathie celui de qui le lit ou de qui contemple sa peinture). Emergences-résurgences [40] est autant une lucidité incisive qu’un sortilège poétique, Michaux ne biaise pas avec ce qui fut une commande, il la prend au sérieux, il pousse l’analyse plus avant que dans « En pensant au phénomène de la peinture » [41] (où l’émerveillement simple et la dimension du conte ont la priorité), il délivre le journal de bord savamment recomposé et réfléchi de ses épreuves successives sur la voie de la révélation.
      Les images accompagnent le flux qui emporte (gouaches sur fond noir de 1937-1938, aquarelles légendaires de 1948, dessins de 1950 apparentés à Mouvements, gouaches de 1952, encres de Chine des diverses époques, dessins mescaliniens, dessins de réagrégation, acryliques de 1967-1968, huiles, d’autres aquarelles, d’autres gouaches, etc.). Les visages prédominent (« Menant une excessive vie faciale, on est aussi dans une perpétuelle fièvre de visages », avoue Michaux dans « En pensant au phénomène de la peinture » [42]) et les postures obsédantes (l’homme, son corps – c’est évident dès les dessins de Mouvements [43] –, des groupes de corps formant foules, tel est le propre de certaines gouaches d’abord – les fameuses batailles –, plus radicalement des grandes encres de Chine qui privilégient la course collective et qui sont le thème le plus souvent traité par Michaux), postures qui passent en se fixant. Il y a aussi dans l’œuvre peinte de Michaux, quoiqu’ils soient fort discrets dans Emergences-résurgences [44] où ils se réduisent à trois gouaches sur fond noir, certains paysages.
      Dans son livre, Michaux offre, en surplus, quelques peintures psychédéliques et des mandalas représentant une extériorité admissible. Il est tout de même surprenant que ni Klee ni Ernst ni De Chirico, considérés plus que tout autre comme des alliés, ne soient alors pas représentés. Excès d’évidence sans doute ; plus profondément, voilà qui aurait trop insisté sur l’origine, sur les circonstances déclenchantes, alors qu’il n’est ici question que d’un mouvement en cours, dont la suite même est attendue par Michaux avec impatience. Le passé, oui, mais sans trop lui sacrifier et certainement pas le futur, néanmoins, le fait est que ces références sont la seule trace d’époque dans le livre, datation qui est aussitôt renvoyée au révolu, à l’écume du moment. Tel est présentement l’essentiel, la justification de l’analyse serrée et mobile que Michaux dresse dans Emergences-résurgences [45] : série de constats, possibles bilans.
      Il convient de reprendre les choses un peu autrement, sans plus s’appuyer sur ce point de conscience sans égal qu’est Emergences-résurgences [46], mais en prenant distance et hauteur et en considérant le parcours dans sa totalité. On s’aperçoit assez aisément qu’une inégalité sur plusieurs plans structure chez Michaux les rapports entre écriture et peinture.

 

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[36] H. Michaux, « En pensant au phénomène de la peinture », art. cit.
[37] Ibid.
[38] H. Michaux, La Nuit remue, Paris, Gallimard, 1935.
[39] H. Michaux, « Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence », dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1998.
[40] H. Michaux, Emergences-résurgences, op. cit.
[41] H. Michaux, « En pensant au phénomène de la peinture », art. cit.
[42] Ibid.
[43] H. Michaux, Mouvements, op. cit.
[44] H. Michaux, Emergences-résurgences, op. cit.
[45] Ibid.
[46] Ibid.