Les dispositifs visuels dans la poésie
de Christophe Lamiot Enos

- Armelle Leclercq
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Les poèmes obliques

 

      L’obliquité que nous venons de mentionner incidemment est en fait un trait distinctif du recueil Sitôt Elke (sous-titré illusion). Dans ce livre, les vers et les strophes se trouvent progressivement décalés vers la droite, ce qui confère au poème une inclinaison, chaque nouvelle strophe recommençant à gauche pour reformer cette oblique. Cette organisation apparaît dès le premier texte du recueil, « (Avril 1999) » [23] et elle accompagne l’idée de voyage, d’urgence, de vitesse :

 

Voiture garée sur l’aire
    la plus lointaine, j’arrive
        en bus tout juste, c’est l’heure

        à laquelle des hôtesses
            procèdent au tirage au
                  sort des heureux voyageurs

                  élus pour participer
                    à ce tout dernier vol pour
                          (Chicago, Illinois) l’ouest – (v. 1-9)

 

      Après un espace blanc plus grand que celui qui sépare ces vers, reprend ce que l’on pourrait appeler une super-strophe, une série de neuf vers à nouveau à l’oblique, regroupés en trois tercets. C’est encore un aéroport qui guide l’apparition de cette fuite latérale des vers dans « (Mai 1999) » [24], et la strophe 3 pointe l’idée de mouvement :

 

qui réveille
    très tôt, son soleil levant, pleine fenêtre
       et rendant légèrement
          ivre
             ou plutôt comme en déplacement (v. 11-15)

 

      On la retrouve avec les bagages dans le poème « (Juillet 1999, suite X) » [25] :

 

Dans mon sac
   deux chemises
       d’Amérique
           la bleu clair,
               la foncée
                  (manches courtes)
                      mes affaires (v. 1-7)

 

      Cette structuration oblique dégage pour l’instant dans cette poésie encore en métamorphose l’idée de mouvement ou de marche du moins, de rapidité, d’agitation [26]. Elle accompagne le déplacement des gens, comme des objets, voire des lieux. Elle ponctue aussi la brusquerie des sentiments, la fulgurance d’une émotion amoureuse, comme dans le poème « (Juillet 1999) » [27] :

 

Proche parole soudaine
    qui soude, fait un concert
       où

       nous,
           assemblés, conversons eau
               qui coule, eau qui stagne, été

                 de la parole soleil (v. 1-7)

 

      Cette structuration inaugure ainsi tout ce qui est de l’ordre du déplacement : architectural, humain, affectif [28].

 

Les obliques alternés

 

      A l’intérieur de ces textes obliques, on peut distinguer une variété qui combine deux contraintes : l’obliquité et l’alternance car, fréquemment, le poète fait aussi varier la position du vers le plus long. On a alors des super-strophes de 3 tercets, où toutes les positions du vers long peuvent être exploitées de strophe en strophe, comme c’est le cas pour la description de la femme se douchant dans « (Juillet 1999, suite IV) » [29] de Sitôt Elke :

 

De sous le jet chaud des gouttes
   peuvent
       être

       sans
          doute à proximité, de
             brèves

             brèves
                et
                   légères ondées. La femme (v. 1-9)

 

      Dans cette super-strophe, on voit bien le vers long passer successivement dans les positions 1, 2 puis 3 [30]. Le poème établit ainsi une combinatoire complète. La variation des modulations peut évoquer les irrégularités de l’eau sous la douche. Là encore on est assez proche du calligramme (le poème imite plus ou moins la chute de l’eau), mais le côté oblique du texte ajoute un transport, transport émotionnel ici à l’idée d’un corps dénudé tout proche [31].

 

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[23] Sitôt Elke, op. cit., p. 11.
[24] Ibid., p. 45.
[25] Ibid., p. 167.
[26] C’est l’idée du pas, de la marche qui domine dans « (Juin 1999, près le Panthéon) » (Ibid., p. 58) ; il en est de même pour les pas du chat dans « (Juin 1999) » (Ibid., p. 82), ainsi que pour l’idée d’avancer émise par un poème sur une exposition de peinture, « (Juillet 1999, suite VII) » (Ibid., p. 149).
[27] Ibid., p. 100.
[28] On retrouve ce côté oblique dans une série de poèmes d’Albany, « Portrait de B. à West View Drive » (Albany, op. cit., pp. 137-138), « Portrait de B. à sa chambre » (Ibid., pp. 143-144), « Sensation en venant à l’université » (Ibid., pp. 145-146), « T’écrire pendant le cours de J.S. » (Ibid., pp. 147-48), « Halloween » (Ibid., pp. 149-150), « Troupeau de rennes » (Ibid., pp. 151-152), « Plage (le long de la route I) » (Ibid., pp. 162-163), poèmes en prose où un morceau détaché de phrase se déplace de paragraphe en paragraphe de plus en plus vers la droite, si bien que le barycentre du texte passe de gauche (au début) à droite (à la fin), le mouvement se faisant sur la totalité du poème. La présence des paragraphes en prose rend plus douce, plus lente l’obliquité, pour des textes relevant plus de l’ordre des sensations que du mouvement.
[29] Sitôt Elke, op. cit., p. 115.
[30] Cette alternance existe aussi dans « (Juillet 1999, suite XII) » (Ibid., p. 170) et dans des poèmes non obliques : elle structure « Portrait de Caroline à Milvia » (Albany, op. cit., p. 46), avec cette fois un vers court qui a successivement dans 5 tercets les positions : 3, 1, 2, 3, 1.
[31] On retrouve ce frissonnement, mais avec une alternance de vers un peu plus longs dans « (Juillet 1999, suite) », Sitôt Elke, op. cit., p. 105.