Entr’acte – Ecriture et dessin dans
l’œuvre de Valerio Adami

- Melina Balcázar Moreno
et Amelia Valtolina

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Fig. 16. J. Dupin et V. Adami, « Le sang… », 1980

Fig. 17. P. Quignard et V. Adami, « et quando silentium
volumus imperare
 », 2005

Fig. 18. P. Quignard et V. Adami, Inter ærias fagos, 2005

      Proche de son écriture courante – qui comme Adami le fait remarquer a fini par se confondre avec sa calligraphie –, son travail pour Sang se veut surtout lisible, malgré les changements d’alignement dans l’écriture ou sa façon d’isoler les lettres ou les mots.
      La mise en page du poème par Adami diffère à plusieurs égards de celle de Jacques Dupin, qui est par ailleurs très peu spatialisée. La division des strophes de l’édition originale du poème n’est pas suivie par le peintre, et elles se retrouvent coupées par des sauts de page. Les lignes des vers sont par contre respectées. Selon leur longueur, elles sont très espacées ou bien fortement condensées, afin de pouvoir comprendre la totalité du texte. Plusieurs pages offrent ainsi une apparence de saturation, alors que dans l’édition originale le poème apparaît plutôt aéré.
      La disposition du poème, qui reprend celle de la page conventionnelle imprimée, est toutefois réinterprétée à travers les lignes diagonales créées par la disposition sur la page du mot « sang », dont la mise en relief le fait apparaître à chaque occurrence de manière différente (fig. 16). Cette configuration cherche à inviter à lire autrement la page donnant d’abord à voir le mot du titre, « sang », qui résulte de l’association de lettres de différents mots, mis en relief à leur tour. La répétition de ce mot, conçue par Adami comme une scansion, accentue son impact visuel et sonore déjà présent dans le poème de Dupin. On pourrait voir également dans cette spatialisation une relation figurative qui évoquerait l’écoulement du sang. Les variations dans la taille des lettres sont également un moyen de mettre l’accent sur un mot et de changer ainsi le rythme de la lecture.
      Comme le souligne encore Valerio Adami, il y a dans sa mise en page du poème une ambition musicale qui joue des interruptions, des arrêts par des lignes de rupture qui modifient la lecture. Il conçoit en effet la page comme une partition dans laquelle les lignes obliques et verticales ont une fonction centrale dans cet autre mode de lecture qu’il cherche à créer. Par ce jeu de liaisons et déliaisons, il compose une esthétique de la syncope, l’arrêt, la rupture.
      Une autre relation s’établit avec le poème de Pascal Quignard, Inter ærias fagos [25]. Une relation qui passe tout d’abord par cette langue qu’ils partagent, le latin, et qui a marqué profondément l’histoire familiale de chacun. En effet, la calligraphie d’Adami pour ce texte diffère fortement de celle qu’il a réalisée pour Sang. Plus proche du dessin, dont la reproduction numérique des six planches permet de voir les traces de la gomme sur le papier, l’effacement et la reprise constants du trait, son travail calligraphique nous fait assister à la métamorphose de la lettre, qui devient image : « un dessin de sons & des mots, un dessin en langue latine, qui n’illustre pas mais qui évoque », comme le définit Adami lui-même dans le court texte qui accompagne l’ouvrage.
      Ces tracés interrompus sans cesse témoignent en même temps de cette manière si particulière de procéder de l’artiste qui, comme le signalait Hubert Damisch, « pousse son trait, millimètre après millimètre, à la façon des pousseurs de bois dont parle Diderot, qui sur l’échiquier déplaçaient leurs pièces. (…) Comme si, en vérité, la progression du trait s’ordonnait à la résistance, à la poussée en sens contraire d’une force adverse » [26].
      Ce texte, qui est en soi singulier dans l’œuvre de Quignard (de par son genre – la poésie – et sa langue – le latin), retrouve dès lors dans la démarche de l’artiste une forme visuelle inouïe : la mise en page initiale choisie par l’auteur, très aérée, mettant l’accent sur le caractère lacunaire et fragmentaire du poème, se transforme en une série de planches, où celui-ci se retrouve transfiguré par les multiples interventions du peintre sur l’alignement des vers, des mots et, plus particulièrement, sur la taille des caractères qui donnent une autre ponctuation au poème.
      Cet effet d’agrandissement de lettres et de signes de ponctuation – proche de cette manière de « dé-tailler » soulignée par Damisch dans sa peinture – qui prélève et amplifie un détail, vise à modifier le souffle du poème [27]. Ce qui dans le poème de Quignard apparaissait séparé, voire isolé du reste (comme ce « st » qui disloque la parenthèse et semble tomber au milieu de la page), se retrouve pris dans un jeu de lignes qui, à partir de ces nouvelles intersections, ouvrent d’autres significations).
      La mise en page du poème par Adami s’approprie ainsi à son tour la technique du cut-up dont se revendique Quignard pour l’écriture de Inter ærias fagos [28]. Comme une coupe dans la coupe, le peintre casse la disposition originale des vers (fig. 17), en introduisant d’autres possibilités dans la lecture, soit par la nouvelle place qu’il accorde au mot (comme ici la disposition du « Et »), soit en ajoutant des blancs (dans « strictus/dentibus ») ou encore avec son utilisation des lignes qu’il ajoute et qui divisent le vers (« spiritum coartamus et cogimus »). Il amplifie le poème, son silence, à la manière de ces « cercles concentriques que décrit une pierre dans l’eau d’un étang, écho & forme de sa chute » que la parenthèse fermante semble évoquer ici.
      La calligraphie d’Adami livre ici une autre image de l’écriture : une écriture qui tremble, confrontée à elle-même, hantée par ce qui l’a précédée, « ce latin dont nos yeux, dont l’écriture moderne et le trait incisif, ont gardé le souvenir ». Et c’est sans doute ce que la ligne horizontale qui coupe le titre du poème suggère en créant « un horizon dans la lecture », « un paysage dans le vide » (fig. 18) [29].
      Le travail de Valerio Adami autour de l’écriture, de la lettre, relie ainsi de manière intime le dessin et la lecture, qui est pour lui interprétation, au sens intellectuel et musical du terme. Un travail qui cherche à nous rappeler qu’il existe en effet un lien très ancien entre le dessin et la musique : « il s’agissait de battre du pied ou de la main un rythme musical, et cela est devenu peu à peu un tatouage où se dessinait sur le corps ce rapport avec le son. Et puis un jour, le tatouage est sorti du corps, et il est devenu représentation » [30]. C’est ce rapport à la mémoire du corps, à la mémoire de la main que l’artiste réveille dans son écriture, ou bien plutôt, dans chacun de ses gestes : « La seule expérience qui compte, ce n’est pas l’expérience technique ou la virtuosité de la main, mais l’abandon de soi-même pour justement libérer la main de la dépendance du regard et lui donner la possibilité d’exprimer la mémoire de sa touche » [31]. Ce souvenir tactile, trace du corps de l’autre en soi, n’a cessé de guider le travail de Valerio Adami.

 

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[25] Ecrit en 1976, le poème de Quignard n’est publié qu’en 1979 par Emmanuel Hocquard et sa maison d’édition Orange Export Ltd, à Malakoff. Il est republié en 2005, aux Editions Galilée, calligraphié par Valerio Adami.
[26] H. Damisch, « La stratégie du dessin », dans Adami, Centre Georges Pompidou, catalogue d’exposition, op. cit, p. 185.
[27] Adami décrit en ces termes sa démarche dans le « Prière d’insérer » de Inter ærias fagos : « […] un dessin qui soit aussi suggestion d’une élocution, d’une cadence, du temps de la lecture, comme ce petit signe “et” qui réunit deux mots, mais qui, ce faisant, semble nous dire, en même temps, “à lire tout d’un souffle” – du souffle d’une seule respiration… ».
[28] Quignard le souligne dans le « Prière d’insérer » du livre :
          C’est le seul poème que j’ai écrit. Il est en latin.
          Cut-up qui raconte l’histoire de la langue latine.
          Détresse antique, beauté médiévale, sauvagerie renaissante.
Il revient sur cette question dans sa lettre à Bénédicte Gorrillot dans l’ouvrage consacré à la traduction du poème, Inter, Paris, Argol, 2011.
[29] Une ligne dont la signifiance peut être scripturale ou picturale et qui pourrait être rapprochée de la ligne d’horizon souvent présente dans les tableaux du peintre.
[30] V. Adami en dialogue avec P. Quignard, « De la création », dans Pascal Quignard ou la littérature démembrée par les muses, op. cit., p. 52.
[31] V. Adami, entretien paru dans Libération, le 13 août 2006.