Portraits de créateurs &
dialogues de créations :
Avec Rilke dans l’atelier de Rodin
- Khalid Lyamlahy
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Fig. 3. A. Rodin, Le Baiser, vers 1882
Fig. 4. A. Rodin, Buste de Jean-
Paul Laurens, 1882
Dans sa lecture de l’œuvre, Rilke identifie des éléments et des principes fondateurs qui définissent l’acte de la création. Ainsi, la célébration de la vie se prolonge dans cette œuvre où « il n’y [a] que la vie, et le moyen d’expression qu’il s’[est] trouvé [va] tout droit vers cette vie » (p. 17). Qu’elle soit « facile à lire et pleine de rapport avec le temps » comme celle qui émane des visages ou « plus dispersée, plus grande, plus mystérieuse et plus éternelle » (p. 18) comme celle qui se lit sur les corps, la vie s’impose comme l’unité fondamentale du monde et de l’œuvre qui en découle : « Rodin saisissait la vie qui était partout où il jetait le regard. Il la saisissait aux plus petits endroits, il l’observait, il la suivait. Il l’attendait aux passages où elle hésitait, il la rejoignait là où elle courait, et il la trouvait, partout également grande, également puissante et séduisante » (p. 17). Nombreuses sont les œuvres qui matérialisent cet attachement à la vie. Rilke note que le visage de L’Homme au nez cassé (fig. 2 ) « n’[a] pas seulement été touché par la vie; il en [est] partout vêtu » (p. 23). De même, dans Le Baiser (fig. 3), il observe que le charme du jeune couple s’explique par une « sage et juste répartition de la vie » (p. 33). Base de lecture du monde et pièce maîtresse du processus de création, la vie est appréhendée par l’artiste à travers des séries d’objets et « des correspondances de mouvements » (p. 47) animés tous par la même énergie et guidés par la même dynamique.
De la surface au modèle
La surface constitue l’autre élément fondamental et structurant de l’œuvre de Rodin. Elle est « la matière de son art, ce pourquoi il peina, ce pourquoi il veilla et souffrit » (p. 16). Dans cet univers, contrairement à ce qui se trouve chez d’autres artistes, « il n’y a ni pose, ni groupe, ni composition. Il n’y [a] que des surfaces infiniment nombreuses et vivantes [...] » (p. 17). La surface est à la fois le visage du monde observé et le fondement de l’œuvre à venir. Elle est cette frontière riche et nécessaire entre l’environnement extérieur investi par les sens de l’artiste et l’univers intérieur de l’œuvre en construction. Enfin, la surface est l’élément fondamental à travers lequel se lisent la vie et l’animation des objets.
Dans sa lecture des fondements de l’œuvre de Rodin, Rilke s’intéresse au modèle utilisé par le sculpteur pour la réalisation de ces œuvres. Ce modèle n’est pas une figure extérieure figée qui nourrit la création. Il est plutôt une invitation au dialogue entre l’artiste et le monde, un espace de communication où le moindre détail s’avère important et décisif, un champ de connaissance ouvert sur une infinité inépuisable d’informations et de connaissances. Ainsi, Rilke note que Rodin « surprend son modèle dans ses habitudes et ses hasards, en proie à des expressions qui se forment justement, à des fatigues ou à des efforts. Il connaît toutes les transitions dans ses traits, sait d’où vient le sourire et où il retombe » (p. 53). Rilke insiste : le modèle est un sujet de connaissance échappant aux dictats prédéfinis de la création artistique. Rodin réinvente en quelque sorte le rôle du modèle en repoussant sa contribution à l’œuvre en devenir loin des frontières normées de la création. Pour ce faire, il investit l’espace de son modèle, s’approprie sa présence et s’y installe. Le visage de ce dernier devient par exemple « comme une scène à laquelle il prend lui-même part, il est en son milieu, et rien de ce qui se passe ne lui est indifférent ou ne lui échappe ». Dans ce dialogue sans paroles (« Il ne se laisse rien raconter par celui dont il s’agit »), les sens deviennent le seul moyen de lire l’autre et d’enregistrer sa réalité : « il ne veut rien savoir que ce qu’il voit. Mais il voit tout » (p. 53).
Nature et effet de réel
Pour Rilke, Rodin est l’artiste absolu de la nature et du réel. Tout au long du texte, il souligne « la concordance (...) profonde (…) avec la nature ». Il y a en lui « quelque chose de la grande patience et de la bonté de la nature qui débute avec presque rien pour parcourir paisiblement et gravement le long chemin qui mène à l’abondance » (p. 14). La nature est la source intarissable à laquelle se nourrit le sculpteur. Tout le processus de création semble se déclencher et se dérouler à l’ombre de ce qu’il appelle dans un entretien « l’Ecole de la Nature » [15]. Décrivant ce travail, Rilke observe que Rodin « sui[t] la nature et écout[e] ses conseils » (p. 49). Dans son commentaire du buste de Jean-Paul Laurens (fig. 4), Rilke observe que l’exécution est tellement puissante et sensible « que l’on ne perd pas le sentiment que la nature elle-même a pris cette œuvre des mains du sculpteur, pour la tenir comme une de ces choses les plus chères » (p. 54). Dans le Monument des Bourgeois de Calais (fig. 5), la perfection de l’œuvre se nourrit d’un effet de réel inscrit jusque sur les visages des personnages, « comme si l’inquiet départ était encore à venir, soudain, par n’importe quel temps » (p. 61).
L’œuvre se définit précisément à partir de ce lien ombilical avec la nature et le réel. Espace d’harmonie, d’équilibre et de vérité, la Nature, comme le souligne Rodin lui-même, est « au fond très simple dans sa beauté ; mais dans cette beauté géométrique, la Vie est enserrée » [16]. En s’engageant dans le processus de la création, Rodin entre en contact avec la Nature et s’en va dévoiler la Vie qui y règne. Ainsi, il observe les visages, analyse les corps, regarde le monde comme un lieu permanent de lecture et d’interprétation sensorielle, « ne donn[ant] pas d’espace à sa fantaisie » (p. 49) et ne laissant pas de place au hasard et à l’invention. Si le réel est le point de départ du processus de création, il en devient également le fruit et l’aboutissement. En effet, Rilke observe que tout au long de ce processus, la représentation du sujet « se transforme de plus en plus en une chose réelle et anonyme ». Au cœur de la création rodinienne, « cet oubli et cette métamorphose du sujet primitif » (p. 45) vient faire du réel un facteur d’unité et de cohésion de l’œuvre.
En saisissant le réel dans les visages et les corps qu’il observe, Rodin peut porter son art vers l’éternité. En effet, la lecture du réel se double d’une quête d’éternité qui surpasse le cadre immédiat du sujet observé. Pour Rodin, faire un portrait revient à « chercher dans un visage l’éternité, ce morceau d’éternité par quoi il particip[e] au grand cours des choses éternelles » (p. 50). Commentant la réalisation du buste de Victor Hugo (fig. 6), Rilke note que Rodin a « ce pouvoir de transformer ce qui est passé en de l’inaltérable » (p. 57). Ce double mouvement qui se définit par la saisie de l’immédiateté du réel et l’identification des éléments éternels qui en garantissent la pérennité et la grandeur, est l’un des principes fondateurs de sa création. Rodin « sépare le durable de l’éphémère » (p. 50), invente une nouvelle grille de lecture du monde et met en place une nouvelle approche de la création où le réel et l’éternité ne sont plus des données antinomiques mais complémentaires, appelées et investies de façon égale dans le processus de la création.