
La modernité et l’art de l’apparence. 
    Quand C. B. rencontre C. G.
    - Nadia Fartas
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Fig. 13. E. Boudin, Ciel 4 heures, levant, v. 1848-1853 

Le transitoire et l’éternel sont associés dans cette méthode de « l’ébauche parfaite » qui déjoue les lois de la linéarité à laquelle doit probablement se soumettre le peintre réaliste que le poète dénonce dans ses écrits sur l’art. Baudelaire ne se limite pas ici à un simple éloge du non finito, qu’il soit renaissant ou qu’il s’exprime dans le fragment romantique et, plus tard, dans la masse d’Auguste Rodin. De même, le tout-ensemble n’est pas celui du tout et de la partie, cher à Roger de Piles, il est celui du fini et du non fini, de la synthèse et de l’analyse, du poétique et de l’historique. D’une autre manière, les pastels d’Eugène Boudin (fig. 13), « ces beautés météorologiques » réussissent cette alliance entre l’inconstance et l’exactitude :
Ces études, si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans sa forme et dans sa couleur, d’après des vagues et des nuages, portent toujours, écrits en marge, la date, l’heure et le vent ; ainsi, par exemple : 8 octobre, midi, vent de nord-ouest. Si vous avez eu quelquefois le loisir de faire connaissance avec ces beautés météorologiques, vous pourriez vérifier par mémoire l’exactitude des observations de M. Boudin. La légende cachée avec la main, vous devineriez la saison, l’heure et le vent [54].
Mais chez Guys, ce peintre imaginatif, l’exactitude ne ressortit pas à la  météorologie et à la chronologie. La méthode du cerne ne s’accompagne d’aucun  repentir : aucune trace d’effacements ou de modifications successives sur  une même épreuve ne vient épaissir l’oeuvre. Les étapes ne procèdent ni d’une organisation  préalable ni d’un enchaînement causal et linéaire, mais tel un leporello,  elles se déploient dans la multiplicité des dessins qui, par cette subtile  tension entre le fini et le non-fini, concentrent chacun les polarités au cœur  de la modernité et de la beauté moderne : « Il prépare ainsi vingt dessins à  la fois avec une pétulance et une joie charmantes, amusantes même pour lui ;  les croquis s’empilent et se superposent par dizaines, par centaines, par  milliers » [55]. La modernité analysée par Baudelaire, une intrication entre des dimensions  et une attitude dans le présent plutôt qu’une compréhension strictement  linéaire et hiérarchique de l’art et du temps, se traduit donc dans la méthode  même de l’artiste. 
        Dans les Salons,  Baudelaire a exprimé à de nombreuses reprises son adhésion au parti de la  couleur (Delacroix), plutôt qu’à celui du dessin (Ingres), mais la méthode de  Guys ne se place pas sur le terrain de la querelle du dessin et du coloris,  elle la supplante pour mieux entériner la nouveauté radicale du geste de Guys.  Il ne construit pas de type, se détache de la précision du portraitiste, mais  son art du trait et de la mémoire permet de saisir des corps et des attitudes  dans le présent, afin de donner consistance à la modernité, tout en se gardant  de l’esthétiser, c’est-à-dire d’en lisser les contours. Guys arrive à faire  tenir ensemble singularité et généralité sans avoir recours à l’harmonie  classique du tout et de la partie. On sait que Baudelaire n’a pas vu en Manet  le peintre de la vie moderne. Dès lors, le beau moderne selon Baudelaire ne  prendrait-il pas sens dans un art du paraître et de l’habit, ou plus  précisément du corps en mouvement, plutôt que dans une confrontation inédite  entre le nu et le vêtement ? Le Déjeuner  sur l’herbe (fig. 14), présenté au salon  de 1863 [56], étant contemporain du Peintre de la vie moderne, se dégagent alors deux manières  singulières d’envisager l’art de la surface – voire  de la planéité –, qui est le propre de l’art  moderne.
        Dans « Les  voitures », comme dans l’ensemble du Peintre  de la vie moderne, l’écriture de Baudelaire est également attentive à la  manière dont les objets et personnages sont liés à l’espace de la vie moderne.  Le poète met en évidence le rapport qu’ils entretiennent avec l’apparence dans  la modernité : il en saisit les formes et les contours, ils sont comme cernés. De même, les treize parties du Peintre de la vie moderne sont des  objets poétiques circonscrits, tel l’œil cerné des femmes qui inventent une  surnature artificielle. Ainsi, ces treize chapitres jalonnent la visite du musée  personnel du critique d’art : ils sont  autant de médaillons ou de tableaux dans ce musée. En  outre, ils sont autant de poèmes en prose du « plus grand des poèmes en  prose » [57] (selon la formule de Georges Blin) que  constitue Le Peintre de la vie moderne. 
        Le dialogue entre le peintre et le poète s’opère  donc par l’expérience esthétique : Baudelaire offre une théorie de la  modernité en traduisant le beau singulier des dessins de Guys qui procède d’un  art de la mémoire, c’est-à-dire de la propre expérience esthétique de  Constantin Guys, celui qui va, court et cherche dans la modernité, pour  reprendre les termes de Baudelaire. Le poète ajoute la dimension fictive à la  critique d’art et à la théorie en sorte qu’il crée une poétique. La perception  originale du temps et de l’espace que l’auteur des Fleurs du Mal a su saisir dans les dessins de Guys permet à  Baudelaire de formuler sa théorie de l’art et du beau moderne qui fait  dialoguer le transitoire et l’éternel, le poétique et l’historique. De même, si  les différentes sections sont liées les unes aux autres, elles sont également  autonomes en sorte que Le Peintre de la  vie moderne induit plusieurs ordres et possibilités de lecture qui ne  ressortissent pas à la stricte linéarité. Du reste, Baudelaire opère un double  mouvement : il met en évidence l’art de l’apparence dans la modernité en  s’attachant au visible et au visuel [58], à leur expression et à leur manifestation.
      L’art de Constantin Guys conduit donc bien plus  loin que le journal de mode, la vengeance de la toilette va bien au-delà de  l’éloge de l’art de paraître : il ne s’agit pas d’esthétiser la modernité  mais bien de mettre en évidence ses nuances, ses aspérités, son grain, en étant  attentif au présent et aux expressions du visuel. De l’éloge  de l’habit noir égalitariste dans le Salon de 1846, dans la période socialiste du poète, à la critique virulente de la  démocratie égalisatrice dans Le Peintre  de la vie moderne, il y a pourtant une même attention à l’apparence qui  n’est plus seulement synonyme de pouvoir et de hiérarchie mais qui invite au  régime d’appartenance d’un temps commun. L’apparence n’est pas le propre de la seule aristocratie, celle  héritée de l’Ancien Régime, ou de la nouvelle bourgeoisie : elle  appartient à tout le monde. Elle ne s’oppose plus à la profondeur, elle est sa  condition, par l’affirmation de la singularité : c’est ce que l’art du  cerne et de l’esquisse prôné par Constantin Guys met en valeur. Si cet essai  entre en dialogue avec la pensée de philosophes, il offre avant tout un  dialogue inédit entre la figure du poète-critique d’art et celle de  l’artiste : si l’un pense la modernité et le beau moderne avec l’autre,  l’autre acquiert dans un même mouvement et une existence et une postérité via l’essai du poète. Du reste, tous  deux visent à transmettre leur expérience esthétique de la modernité, de sorte  qu’ils montrent combien art et modernité tout autant qu’expérience et modernité  sont indissociables. « Différence des moyens, convergence des  fins » pourrait-on conclure, selon l’heureuse formule de Philippe  Ortel : « vu sous cet angle, le rapport texte-image devient  analysable, sans que les termes comparés voient leur originalité méconnue » [59]. 
        L’art de la toilette n’est donc ni réduit  ni confondu avec l’ornement, l’argent ou le masque ; l’élégance, celle des  voitures, donne consistance à l’apparence parce qu’elle est pensée ou du moins  habitée, dans l’expérience. Mais l’élégance est aussi culturelle. Guys saisit  ainsi une forme, une attitude, plutôt que des détails. De sorte que, muable, le  beau peut s’infiltrer dans les déchirures du vêtement qui colle au corps du  poète, en débat, précisément, avec la beauté. Baudelaire traduit cette  expérience dans une lettre qu’il adresse à sa mère le 26 décembre 1853 :
D’ailleurs je suis tellement accoutumé aux souffrances physiques, je sais si bien ajuster deux chemises sous un pantalon et un habit déchirés que le vent traverse ; je sais si adroitement adapter des semelles de paille ou même de papier dans des souliers troués, que je ne sens presque que les douleurs morales. – Cependant, il faut l’avouer, j’en suis venu au point que je n’ose plus faire de mouvements brusques ni même trop marcher de peur de me déchirer davantage [60].
L’homme « aux semelles de paille » (écho anticipé à Rimbaud, « l’homme aux semelles de vent » [61] selon Verlaine) traduit la conjonction entre la douleur morale et physique, entre le matériel et le spirituel, par cette indissolubilité de l’individu d’avec ce qui le protège, le distingue et l’humanise. Au point où, à nu, c’est le corps du poète lui-même qui menace de se déchirer et de disparaître, mais les arts l’en préservent.
[54] Salon de 1859, Ibid.,  pp. 665-666.
  [55] Ibid., p. 700.
  [56] Sur  l’importance de l’année 1863 dans les arts, voir G. Picon, 1863 Naissance de la  peinture moderne, préface d’Y. Bonnefoy,  postface d’A. Bonfand, Paris, Gallimard, 1988, ainsi que M. Fried, Le Modernisme de Manet ou le Visage de la peinture dans les années  1860. Esthétique de la peinture moderne, III, traduit de l’anglais par Cl. Brunet, Paris, Gallimard, 2000 ; Manet’s Modernism or The Face of Painting in  the 1860s, University of Chicago, Illinois, USA, 1996.
  [57] G. Blin, Baudelaire, suivi de Résumés des cours au  Collège de France, 1965-1977, Op.  cit., p. 236.
  [58] Nous  retenons la définition suivante due à Bernard Vouilloux : « La dénomination permet tout d’abord d’englober tous  les artefacts visuels, qu’ils soient  ou non iconiques, qu’ils soient ou non artistiques. Mais elle fonctionne aussi  de manière à s’étendre aux objets ou phénomènes naturels, en tant qu’ils sollicitent la perception optique »,  B. Vouilloux, « Texte  et image ou verbal et visuel ? » (dans Texte/Image : nouveaux problèmes, sous la direction de L.  Louvel et H. Scepi, Colloque de Cerisy, Rennes, Presses universitaires de  Rennes, 2005, p. 27).
  [59] Ph.  Ortel, La Littérature à l’ère de la  photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Editions  Jacqueline Chambon, 2002, p. 10.
  [60] Ch.  Baudelaire, Correspondance, t. 1, édition de Cl. Pichois, avec la  collaboration de J. Ziegler, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la  Pléiade », pp. 241-242.
  [61] La  formule est notamment mentionnée dans une lettre d’Ernest Delahaye à Paul  Verlaine, datée du 31 décembre 1881 : « Je réponds aujourd’hui à Mme  Rimbe pour la prier de faire parvenir mon poulet si elle connaît l’adresse  exacte de l’"Homme aux semelles de vent" », Correspondance générale de Verlaine, 1857-1885, t. 1, édition de  M. Pakenham, Paris, Fayard, 2005, p. 751.
