L’illustration entre texte et image
au XVIIIe siècle
- Jean-Pierre Dubost
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Si la redistribution rampante de catégories qui résulte de cette manière d’aborder les illustrations ne fait pas l’objet d’un discours explicite fortement structuré, elle émane inévitablement de la façon dont ces quatre romans illustrés sont abordés : non pas comme configuration romanesque signifiante accompagnée d’illustrations plus ou moins autonomisées par rapport à elle, mais plutôt comme dimension tierce, comme résultante appréhendée de leur articulation. Les enjeux axiologiques, les grandes tensions dramatiques présentes au cœur du romanesque, les grands enjeux traditionnels de la composition comme tension entre intensités et règles de composition, désormais soumises à de nouveaux enjeux de par le bouleversement des relations entre le public et le privé, entre le rituel et l’expression, entre l’ordre des valeurs et le désordre des sentiments, ne sont alors plus analysés séparément comme appartenant d’un côté à la tradition poétologique et de l’autre à la tradition iconique et esthétique, ou comme l’inversion mutuelle qui les relie – règles de composition poétique identiques aux règles de composition esthétique d’une part, mise en tableau dans et par le récit d’autre part – mais comme montage texte/image à la fois signifiant et aléatoire. L’approche choisie par Benoît Tane, et la mise en valeur de ce qu’elle représente dans le cas de ces quatre romans, tous ensemble particulièrement représentatifs pour l’époque, permet de faire avancer l’analyse de cette réalité tierce « textimage », qui reste encore aujourd’hui trop peu abordée par les dix-huitiémistes. Pour ce faire l’auteur s’est intelligemment inspiré des travaux de Stéphane Lojkine, qui avait déjà fait la démonstration de l’importance du champ à découvrir par les remarquables analyses de La Religieuse ou de La Nouvelle Héloïse [7]. Car une chose est de faire une brillante analyse esthétique d’un tableau, une autre d’aborder l’illustration en prenant en compte les multiples enjeux de ses agencements - avec l’histoire de l’art et de l’illustration, avec les grands enjeux idéologiques de son temps, avec le texte, avec un regard de lecteur en train de se modifier, avec le nouveau regard que nous portons sur le rapport texte/image. Benoît Tane, qui reconnait sa dette envers les travaux de Stéphane Lojkine et envers sa démarche méthodologique, en tire le meilleur profit. Ainsi, la relecture texte-image de La Vie de Marianne qu’il propose est une relecture de la fiction comme agencement de scènes qui décale la lecture du texte vers un monde à lire et voir doublement : à la fois comme enchaînement de scènes à imaginer et comme enchaînement de scènes à imaginer agencées avec autant de scènes à voir, enchaînement toujours revu et réaménagé par la gravure et d’un graveur à l’autre. Car au lieu de distinguer entre ces deux mondes et de supposer que dans le premier le donner à voir et à savoir de la fiction exerce tout son pouvoir et que la liberté de l’imagination est largement libre, tandis qu’elle serait dans l’autre par principe contenue, son approche s’attache au contraire à mettre en lumière un univers texte-image tiers où se rejoue, mais autrement, la question centrale du roman, c’est-à-dire en l’occurrence le paradoxe d’authenticité et de fiction dont il est le splendide déploiement.
Prenons par exemple la scène de la reconnaissance du fils de Madame Dursan, telle que l’expose la 10e gravure de la série des estampes de 1736-1742 confiée à Fokke (pp. 219-225). Ici comme ailleurs le rideau fait sens, puisqu’il permet une focalisation visuelle différente de ce que permet une focalisation narrative : le texte dit simplement que « les rideaux du lit n’étaient tirés que d’un côté », il ne dit pas que le lit est « rigoureusement partagé par le rideau en deux moitiés dont l’une descend jusqu’au bas tandis que l’autre est à demi levée » et la fiction ne crée pas cette forme triangulaire encadrant la tête du dormeur, « répétée par le triangle de lumière projeté sur le rideau de droite » (p. 222), dispositif propre non seulement à Fokke mais à bien d’autres illustrateurs. L’analyse fine du jeu des tentures et des rideaux montre que la gravure parle par elle-même en adoptant un dispositif propre à recréer pour elle-même les conditions d’une scène de reconnaissance, point nodal s’il en est dans un roman qui tourne autour de l’énigme. Une confrontation avec le détail d’une estampe de Fokke dans l’édition de 1742 du Petit chaperon rouge (p. 223) permet de poursuivre l’analyse et de montrer comment Fokke sait faire parler les rideaux et les tentures. En fin de compte, il apparaît que l’illustration de la scène, loin de redoubler le texte, en brouille au contraire les données fondamentales. La scène « à la Greuze » que donne à imaginer le texte ne correspond pas à la gravure. Le rythme temporel si subtil de « l’information » narrative et du rapport entre information et énigme, qui caractérisent l’écriture de Marivaux, est remodelé, car la gravure insiste surtout sur un spectacle à admirer, ce qui désamorce complètement le dispositif tragique, classiquement tragique, de l’épisode de reconnaissance entre Mme Dursan et son fils mourant. Et qui confirme, comme l’écrivait Stéphane Lojkine dans La Scène du roman, qu’il y a une histoire de la scène, et que l’on assiste au XVIIIe siècle à une profonde mutation de l’écran et donc du rôle de la dissimulation de la représentation dans et par la représentation et que surtout l’écran se fait désormais sensible, comme il le montre à l’exemple du rôle de la grille dans la scène du refus de la part de Suzanne de prononcer ses vœux, qui ouvre l’espace à la communication sensible et à l’aire publique et qui s’oppose à l’espace théâtral du rite où la parole est performance. A pousser l’analyse du détail aussi loin qu’il le fait, Benoît Tane met finalement en lumière une contradiction entre deux économies de la représentation : dans le texte de Marivaux, le dispositif tragique classique, à la fois maintenu et ouvert, et un dispositif iconologique nouveau discordant, fuyant et multiple, composent une nouvelle et fascinante hésitation de la représentation. L’image, elle, sape une part de l’énigme que le texte entretient, mais elle intensifie par ailleurs la nature sensible et participative de la fiction grâce à un procédé qui va dans un sens contraire à celui vers où la fiction voudrait nous conduire. Les deux univers – le donner à voir/savoir de la fiction et le donner à voir/sentir de l’image – tout en se contredisant, se renforcent mutuellement. Une faille apparaît alors, que Benoît Tane appelle justement la « figure », qui n’est ni configuration narrative ni figuration visuelle, mais un mixte hétérogène qui fonctionne par montage.
Le livre fourmille de trouvailles et de suggestions et on suit avec le plus grand intérêt l’auteur dans sa patiente reconstruction de l’univers iconique, dans lequel il évolue avec aisance grâce à sa grande érudition dans ce domaine. On pourra certes lui reprocher de ne pas toujours pleinement arriver à relier entre eux les nombreux fils qui tissent un ensemble aussi riche et de proposer une exposition parfois un peu fuyante ou trop foisonnante. En ce sens, il me semble que si la très précieuse annexe qui fait suite à la bibliographie et qui concerne les séries illustratives des romans du corpus analysé (pp. 503-549) est et demeurera une mine d’informations pour le chercheur, celle-ci reste encore largement inexploitée en tant que phénomène propre à l’époque [8]. Car il y a une manière sérielle propre à l’iconographie de l’époque qui n’est pas sans résonance en retour sur chaque nouvelle entreprise illustrative. Ce n’est pas seulement un jeu concurrentiel entre artistes et ateliers, entre anonymes et artistes reconnus, même si cela joue un rôle important, mais aussi une manière de constituer une topique spécifique par un jeu de récurrence iconographique qui fait parler les séries entre elles [9]. Il y a là un chantier considérable à explorer. Mais on ne va pas reprocher à une étude aussi étoffée de ne pas être allée encore plus loin dans l’exploration d’un univers encore largement à arpenter. A la recherche de prendre le relais et d’enchaîner sur cet ensemble riche et novateur de propositions.
[7] Suzanne refuse de prononcer ses vœux… La religieuse de Diderot ou la scène comme révolte, dans. La Scène de roman, Op. cit., pp. 99-123 et Saint Preux dans la montagne… Le transport rousseauiste, Ibid. pp. 124-156.
[8] Le sujet est abordé pp. 95-98, mais de manière très générale et sans véritable conséquence sur la problématique.
[9] C’est ce que je me suis attaché à mettre en valeur dans mon étude sur les illustrations de la fiction libertine du XVIIIe siècle dans la continuité de l’invention «pornographique » texte/image, depuis la grande peinture italienne du début du Seicento (voir ma « Notice sur les gravures libertines » dans Romanciers libertins du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », pp. LXIII à XCIV).