L’art contraint. L’exemple des images
d’anatomie et d’astronomie aux XVIe
et XVIIe siècles

- Claire Bouyre et Pascal Duris
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Fig. 8. A. Tempesta, In aquilam transformatus
Iupiter Ganymedem rapit
, 1606

Fig. 9. J. Wilkins, Le monde dans
la Lune
, 1655

Fig. 10. J. Wilkins, Des fürtrefflichen
Englischen Bischoffs zu Chester
Vertheidigter Copernicus
, 1713

      A cette première lecture du frontispice, s’en ajoute une autre, plus symbolique. Les différentes planètes sont représentées de façon allégorique par le dieu romain qui leur correspond, avec ses attributs : le dieu du temps, Saturne, tient sa faux d’une main et dévore un de ses enfants de l’autre ; Jupiter, dieu du ciel et roi des dieux, brandit des éclairs ; Mars, dieu de la guerre, tient une épée et un bouclier ; Vénus tient dans ses mains un cœur et une flèche ; tandis que Mercure, messager, dieu du commerce et des voyages, est représenté avec son pétase ailé sur la tête et brandissant son caducée. Cérès et Proserpine présentent un caractère particulier. En effet, dans la mythologie romaine, Cérès (ou Déméter pour les Grecs) est la déesse de l’agriculture, de la Terre et de la fécondité, tandis que Proserpine, assimilée à Perséphone dans la mythologie grecque, est la déesse des saisons et le génie de la force germinatrice. Elle est également la fille de Cérès. Pour certains auteurs, Proserpine était confondue avec la Lune, reine de la nuit et de la végétation à laquelle elle était intimement liée ; Cérès, quant à elle, pouvait être assimilée à la Terre, et elle est ici représentée avec une gerbe de blé et une faucille. Cette hypothèse nous est confirmée par Wilkins dans sa treizième proposition. Selon lui, en effet, tout comme Cérès erre à la recherche de sa fille dans la mythologie, les humains qui vivent sur la Terre (Cérès) cherchent à obtenir une place dans la Lune (chez Proserpine) ou dans le Ciel. Par cette analogie, Wilkins rappelle la croyance de certains anciens tels Socrate et Platon qui estimaient que la Lune était habitée par des esprits purs, affranchis de la contagion des corps [11].
      La carte figurant au centre du frontispice est également digne d’attention : représente-t-elle une région terrestre réelle, ou au contraire une région lunaire imaginaire ? Une carte géographique permettrait de juxtaposer une représentation cosmologique de l’Univers avec une représentation du monde terrestre. C’est ce que suggère Frédérique Aït-Touati [12]. Mais il pourrait également s’agir d’une carte représentant une région fictive de la Lune, « A NEW world », comme l’indique le titre de l’ouvrage justement écrit dessus. La Lune serait une Terre pouvant être cartographiée de la même façon que nous cartographions notre monde, si seulement nous avions la possibilité de nous y rendre. Cette carte illustrerait les propositions du livre de Wilkins selon lesquelles il y aurait, sur la Lune, des mers, des terres, des montagnes, des vallées et des plaines. Et sur ce Nouveau Monde, comme le suggèrent les arbres dessinés sur la carte, des êtres vivants.
      La figure de l’oiseau déployant largement ses ailes au-dessus de la tête de Galilée et de Kepler doit aussi retenir notre attention. Plusieurs types d’oiseaux sont présents dans l’œuvre de Wilkins. Il ne ressemble pas aux Gansas, sorte de cygnes sauvages dont certains auteurs pensent à l’époque qu’ils pourraient nous transporter jusque sur la Lune. Mais il pourrait en revanche correspondre à un oiseau appelé Ruck. Wilkins mentionne dans son ouvrage cet oiseau de proie, immense, bâti comme un aigle et vivant à Madagascar. Selon lui, si cet oiseau existe bien, on pourrait le dresser à porter un homme et le chevaucher pour se rendre sur la Lune. Wilkins compare cette chevauchée à celle de Ganymède sur un aigle, mythe souvent repris aux XVIe et XVIIe siècles notamment en peinture [13]. Si le Ruck est, comme il est décrit dans la littérature, semblable à un aigle en plus gros et plus puissant, la ressemblance entre l’aigle de Ganymède d’Antonio Tempesta (1606) et l’oiseau du frontispice pourrait être un argument pour affirmer qu’il s’agit bien d’un Ruck. En retournant la gravure de Tempesta (fig. 8), on constate que la position de l’oiseau, ailes déployées, bec ouvert, griffes sorties, ressemble beaucoup à l’oiseau du frontispice. Sachant que Wilkins connaît le mythe de Ganymède et le cite dans son ouvrage, il est possible qu’il connaisse également la gravure de Tempesta et que celle-ci l’ait inspiré.
     L’oiseau symboliserait donc le voyage de la Terre à la Lune. En revanche, il faut admettre que le Ruck n’est pas à l’échelle, car il devrait être immense et capable de transporter un homme. Il est également possible que cet oiseau fasse référence à la lunette astronomique, considérée comme les « ailes de l’astronomie ». Cette représentation allégorique pourrait s’inspirer du frontispice des Tabulae Rudolphinae (1627) de Kepler où les ailes de l’aigle des Habsburg font référence aux ailes de l’astronomie, de la géométrie, et de l’arithmétique. L’oiseau permettrait alors de célébrer la lunette et ferait écho aux autres métaphores présentes dans l’ouvrage de Wilkins. Pour celui-ci, la lunette est en effet tour à tour des ailes, une échelle qui permet d’escalader les cieux, et des yeux offerts par Galilée qui nous permettent de voir aussi loin que les yeux de Lyncée, pilote du navire Argo dont la vue traversait les murailles et les nuages les plus noirs [14]. On le voit, tout, dans ce frontispice, a une utilité et une signification. Il est une synthèse des principaux éléments de l’argumentation développée par Wilkins dans son livre.
       Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce frontispice. Mais deux autres frontispices, celui de la traduction française du livre de Wilkins parue en 1655, et surtout celui de la traduction allemande de 1713, doivent maintenant nous intéresser. La page de titre du Monde dans la Lune, qui est une traduction faite sur l’édition anglaise de 1640, ressemble beaucoup à celle de cette édition (fig. 9). Les paroles latines, les personnages, le système héliocentrique, l’oiseau et le panneau central sur lequel est écrit le titre sont repris et disposés de la même façon. Mais la gravure est moins précise que celle du graveur anglais, certains détails n’ayant pas été représentés comme le casque du dieu de la guerre ou l’enfant dévoré par Saturne. La physionomie des trois astronomes est également moins travaillée. Mais c’est surtout le frontispice de la traduction allemande de l’ouvrage de Wilkins, qui paraît en 1713 à Leipzig, qui doit retenir notre attention (fig. 10). Son titre, qui s’écarte assez du titre original, peut se traduire ainsi : « Le défenseur de Copernic ou Preuve curieuse et détaillée des principes coperniciens / rédigée et présentée en deux parties / I. Que la Lune est un Monde ou une Terre II. Que la Terre est une planète / Pour l’usage et le divertissement des amateurs De la véritable astronomie Traduit de l’anglais en allemand » [15]. Contrairement au frontispice français, qui, nous venons de le voir, reprend plus ou moins complètement le frontispice original, celui de la traduction allemande est très différent et beaucoup plus travaillé. Plus de cinquante ans se sont écoulés depuis la parution de l’ouvrage anglais, et de nouvelles données, inconnues à l’époque de Wilkins, font désormais partie des connaissances astronomiques. Le graveur les introduit donc dans son travail.
      Première grande différence, les trois figures de Copernic, Galilée et Kepler ont disparu. Mais le message qu’elles véhiculaient n’en est pas perdu pour autant et apparaît plus clairement encore, puisqu’il fait désormais partie du titre. La défense du modèle copernicien est mise en avant. Wilkins devient le « Verteidigter Copernicus mit Beweiß » (littéralement, le « défenseur de Copernic avec un style convainquant ») et la découverte d’un Nouveau Monde dans la Lune passe au deuxième plan. On peut aussi noter que, tout comme dans la version française, la notion de nouveauté chère à Wilkins n’apparaît plus sur le frontispice. Du « discovery » présent sur la gravure de 1638, ou du « NEW » de l’édition de 1640, écrit en majuscule et en gras, il ne reste que « Daß der Mond eine Erde und die Erde ein Planet seÿe » (« que la Lune serait une Terre, et la Terre une planète »). Après les ouvrages de Huygens et de Fontenelle à la fin du XVIIe siècle, l’idée d’un Monde dans la Lune n’est plus jugée si nouvelle que cela.


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[11] « And by the Fable of Ceres, continually wandring in search of her daughter Proserpina, is meant nothing else but the longing desire of Men, who live upon Ceres earth, to attaine a place in Proserpina, the Moone or heaven » ([Wilkins], 1640, I, p. 193).
[12] Fr. Aït-Touati, « La découverte d’un autre monde : fiction et théorie dans les œuvres de John Wilkins et de Francis Godwin », Etudes Epistémè, 2005, 7, pp. 15-30 (dernièe consultation : 15 mai 2016).
[13] Voir notamment Giulio Campagnola, The Rape of Ganymede (1500-1505) ; Baldassare Peruzzi, The Rape of Ganymede (1509-1514) ; Antonio da Correggio, Ratto di Ganimede (1531-1532) ; Girolamo da Carpi, Rape of Ganymede (1543-1544) ; Paul Rubens, The Abduction of Ganymede (1611-1612) ; Rembrandt Harmenszoon van Rijn, Rape of Ganymede (1635) et la gravure de Antonio Tempesta, In aquilam transformatus Iupiter Ganymedem rapit in Tempesta, 1606, gravure 94.
[14] [J. Wilkins], 1640, I, pp. 86-89.
[15] John Wilkins, Des fürtrefflichen Englischen Bischoffs zu Chester Vertheidigter Copernicus, Oder Curioser und gründlicher Beweiß der Copernicanischen Grundsätze / In Zweyen Theilen verfasset und dargethan / I. Daß der Mond eine Welt oder Erde / II. Die Erde ein Planet seye. Zum Nutzen und zur Belustigung der Liebhaber der wahren Astronomie Aus dem Englischen ins Deutsche übersetzet, Leipzig, Peter Conrad Monath, 1713.