Richard Bradley – étude de quelques
illustrations pré-évolutionnistes

- Marie-Odile Bernez
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 7. R. Bradley, A Philosophical Account...,
1721, pl. 25

Fig. 8. R. Bradley, « Monoculus », A Philosophical
Account...
, 1721, pl. 25

Fig. 9. H. Watanabe, Daphnia magna, puce d’eau
adulte femelle
, 2011

Fig. 10. R. Bradley, A Philosophical Account...,
1721, pl. 26

Fig. 11. R. Bradley, « Du papillon au bourdon »,
A Philosophical Account..., 1721, pl. 26

Fig. 12. R. Bradley, A Philosophical Account...,
1721, pl. 18

Fig. 13. R. Bradley, A Philosophical Account..., 1721,
pl. 19

      Un autre aspect important des illustrations de l’ouvrage de Bradley est la fascination qu’il a pour les vues microscopiques, vues qui sont encore l’objet d’admiration en ce début du XVIIIe siècle, et qui selon lui confirment le fonctionnement de la Providence divine. Il n’y a pas énormément de représentations microscopiques dans les planches, mais le texte contient de nombreuses références aux découvertes dues au microscope. L’une des planches les plus intéressantes dans cette perspective est la planche 25 qui comprend un certain nombre d’« insectes », au sens large, puisqu’on y voit aussi des spermatozoïdes (fig. 7). Je voudrais me concentrer un peu sur le « monoculus », nom donné par Bradley à sa découverte, qui se trouve en bas (fig. 8). Cet insecte semble des plus curieux, avec des pattes d’oiseaux à l’arrière et de bizarres avant-bras. C’est un insecte aquatique que Bradley a vu dans la Tamise. Il le décrit de la manière suivante :

 

[…] sa taille est celle d’une puce, ce qui me contraignit à l’observer au microscope, pour en mieux distinguer les différentes parties ; nous vîmes alors que sa tête ressemblait à celle d’un oiseau et était attachée fermement au reste du corps, ovoïde et pourvu d’une extrémité pointue. Les parties qui font office de pattes et permettent à cet animal de se propulser et d’avancer par bonds réguliers dans l’eau, sont proches des serres d’un aigle et sont au nombre de deux et placées de chaque côté du ventre. A l’avant du corps se trouvent deux parties qui ressemblent aux pis des mammifères, desquelles sortent des vaisseaux capillaires. Je n’ai pu y discerner aucun mouvement et autant qu’on peut en juger, on peut supposer qu’elles servent à nourrir les petits, car cet insecte est vivipare, contrairement aux autres insectes, mentionnés dans ce chapitre, car non seulement nous avons pu voir les jeunes dans le ventre de la mère, mais aussi plusieurs en sortir (p. 148) [17].

 

C’est avec l’aide de Désaguliers que Bradley a mis en évidence ce curieux spécimen. On voit combien dans sa description et dans le dessin, Bradley est influencé par sa théorie de la chaîne des êtres, puisqu’il perçoit dans cet insecte des serres d’aigle et des mamelles de mammifères. Des biologistes contemporains m’ont permis d’identifier ce curieux animal comme étant une daphnie. C’est en effet un petit crustacé commun en eau douce, qui possède un seul œil et peut se reproduire par parthénogenèse, ce que Bradley a interprété comme des naissances vivipares. Si l’on compare l’image de Bradley avec une photo contemporaine (fig. 9), on voit bien les distorsions apportées par Bradley. Les pattes avant sont destinées à la nage et non à la nourriture des petits. Ce sur quoi Bradley désirait insister, c’était sur l’intrication et l’imbrication des différents éléments de la chaîne des êtres, le fait que les insectes sont des hybrides entre différentes étapes de la chaîne, ici oiseau et mammifère.
      Mais à la lumière de ce que nous savons maintenant sur l’évolution, la planche suivante, numéro 26, est aussi très intéressante (fig. 10). La première image en haut montre le passage graduel du papillon au bourdon (fig. 11). Bradley l’explique ainsi :

 

Mr Dandridge observe qu’il existe des degrés de modifications graduels entre lépidoptères et hyménoptères (…) les antennes sont toutes semblables et les corps diffèrent suffisamment pour permettre de les distinguer, dans la même proportion que diffèrent les chevaux des mulets, et les mulets des ânes. Dans tous ces insectes, il y a 4 ailes, celles du papillon de nuit sont toutes duveteuses, ensuite on trouve un autre papillon aux ailes transparente, dont les ailes ne sont duveteuses que sur un quart de la surface, puis un autre dont les ailes ne sont duveteuses que sur les bords, puis le bourdon dont les ailes sont complètement démunies de duvets. Je ne doute pas que l’on pourrait continuer ainsi pour passer graduellement dans toute la famille des abeilles, ichneumons et jusqu’aux mouches qui n’ont que deux ailes (p. 140) [18].

 

Il est remarquable que Bradley ait perçu dans la ressemblance entre ces insectes le même type de ressemblance qu’entre des animaux connectés par l’hérédité, le mulet étant le produit de l’hybridation du cheval et de l’âne. Ce sur quoi Bradley veut insister, bien sûr, c’est sur l’absence de maillon manquant, il n’existe pas de trou dans la chaîne, et donc Dieu a créé tous les êtres possibles, ce qui correspond aux principes de plénitude et de continuité, et non à un principe évolutionniste, même si on peut se poser la question.
      Les dernières planches que nous allons commenter sont les planches 18 et 19 (figs. 12 et 13) qui auraient dû, si l’ordre avait été respecté, se trouver entre la planche 17 (éléphant, chèvre et taureau) et la planche 20 (organes reproducteurs de la grenouille). Mais comme l’explique Bradley dans ses « instructions au relieur » au tout début de l’ouvrage, il faut les placer ailleurs, plus loin, « en raison d’une erreur de numérotation ». Une erreur ou un remords ? Comme le dit Bradley au début du chapitre 9 qui concerne les mammifères :

 

Jusqu’ici, je n’ai pas mentionné l’espèce humaine, qui est une création si remarquable, et règne sur tout le reste ; je le reconnais, si je l’avais placée à l’endroit où les parties de son corps sont les plus proches de celles des autres créatures dont traite cet ouvrage, je l’aurais placée au milieu de ce chapitre ; mais je suppose que mon lecteur m’excusera, si je lui montre assez d’égards pour en parler dans la conclusion de mon échelle des êtres plutôt que de le laisser environné de bêtes fauves (p. 117) [19].

 

En anglais, Bradley emploie le terme « sum up » utilisé par Milton (« all summed up in man » – tous réunis dans l’homme) quand il écrit « the summing up of my scale » – la conclusion de mon échelle, « sum up » ayant en fait le sens à la fois de comptabiliser et de conclure. Mais il n’a pas cité ce passage de Milton…
      Cependant la citation ci-dessus et l’emplacement des planches par rapport à leurs numéros laissent bien voir l’embarras classificatoire de Bradley. L’homme est au sommet de l’échelle, mais ses organes sont semblables à ceux des autres animaux. Ainsi, la discussion sur la nature de l’homme vient à la fin du chapitre 14, après le traitement fait des insectes.

 

Pour conclure ce chapitre, je vais relater quelques particularités concernant l’homme, comme je l’ai promis dans mon chapitre sur les quadrupèdes ; car l’homme, bien qu’il règne sur toutes les créatures vivantes de notre globe et ait le pouvoir de les classer et de les gouverner, possède pourtant de nombreux traits dans sa structure qui sont analogues avec les parties de ces créatures qu’il domine. L’harmonie dont la nature use pour la génération et la reproduction des quadrupèdes n’est pas contredite en lui. Chez les animaux, certaines parties du corps les poussent à effectuer ce que les mêmes parties chez l’homme le pousseraient aussi à effectuer, s’il n’avait pas été doué de raison pour le guider dans ses actes et prendre le pas sur ce qui est animal en lui (p. 117) [20].

 

Bradley se concentre donc dans le dernier chapitre sur ce qu’il nomme « quelques traits remarquables qui ne sont pas ordinairement pris en considération chez l’homme » (p. 168) [21]. Quels sont ces traits remarquables ? Bradley met en avant la génération. Comme Leuwenhoek, il défend l’animalcule spermatique, un ver qui se transforme en fœtus. Ce système de génération ne diffère pas chez l’homme, l’animal, ou la plante. Et dans sa description, il s’agit bien de voir dans le fœtus humain, et même dans l’enfant et l’adolescent (car on n’est homme vraiment qu’à 20 ans), un lent cheminement qui fait passer du ver à l’homme. Bradley base ici sa théorie sur les observations faites par Dodart en 1701 sur les embryons [22]. Ce n’est pas purement métaphorique, car souvenons-nous que pour Bradley, les insectes se placent en bout de chaîne et sont plus parfaits que d’autres animaux, parce qu’ils présentent des métamorphoses. L’homme est ainsi encore supérieur aux insectes, effectuant dans sa vie ce tour de force de passer de l’état de ver à celui d’être raisonnable : « un ver peut être changé en homme parfait au bout d’un temps si long » (p. 112) [23]. Peut-on avancer pour autant que Bradley aurait eu une vision évolutionniste, voyant avant Haeckel que l’ontogenèse récapitule la phylogenèse ? Je ne le pense pas, alors même que Bradley n’envisage pas sa chaîne en termes temporels. Ce sur quoi il veut insister est l’harmonie de la nature, c’est-à-dire l’unicité des moyens employés par un Créateur bienveillant pour parvenir aux mêmes fins, notamment la reproduction.
      La façon dont Bradley parle des différentes races d’hommes et la comparaison qu’il fait, dans le texte et dans la planche 19, entre l’homme et le singe, souligne encore l’harmonie de la nature, les analogies entre les espèces et les liens anatomiques entre homme et animal. Ainsi, il décrit cinq « sortes d’hommes », les blancs, européens, pourvus de barbe, les Amérindiens, qui ne diffèrent des Européens que parce qu’ils sont imberbes, les mulâtres, plus bronzés, les noirs à cheveux raides, et les noirs à cheveux crépus. Sa conclusion de ce bref tour des races humaines consiste à dire : « en ce qui concerne leurs connaissances, je suppose qu’il n’y aurait pas grande différence s’il était possible que tous naissent des mêmes parents et soient éduqués de la même façon, ils ne varieraient pas plus dans leur entendement que les enfants d’une même maison » (p. 169) [24].
      Là encore, comme dans la comparaison avec les chevaux, mulets et ânes, c’est l’idée de descendance commune (même s’il mentionne aussi une éducation similaire) qui prédomine chez Bradley, ce qui semble suggérer que toutes les races d’hommes ont un même ancêtre. La comparaison ne se fait pas seulement entre les races d’hommes, mais aussi entre le singe et l’homme comme le montre la planche 19, qui présente deux squelettes, d’homme et de singe, et incite le lecteur à remarquer les différences – mais sans que le texte, ni les légendes de la planche, ne soulignent ces différences. N’est-on pas alors plutôt portés, en tant que lecteurs, par l’illustration, à voir les similitudes, plutôt que les différences ? D’ailleurs, le texte insiste sur ces similitudes : « la structure et la disposition de leurs parties s’accordent bien plus à celles de l’homme que celles de tout autre animal ; et je crois que certaines espèces pourraient être employées utilement, si on prenait la peine de les instruire dans leur jeunesse » (p. 95) [25].
      Et Bradley d’insister sur les caractères communs du comportement de l’homme et du singe. Ils peuvent rendre de menus services, et ont les mêmes vices que les hommes, etc. Ainsi, Bradley, tout en se situant toujours dans un contexte religieux qui voit les animaux au service des hommes, n’hésite pas cependant aussi à mettre en parallèle, même de façon modeste, l’anatomie, pour voir les similitudes entre les espèces.

      En étudiant les auteurs du XVIIIe siècle, on a souvent un regard rétrospectif chargé des connaissances apprises depuis, et on a vite fait de pointer leurs naïvetés et leurs erreurs, ou inversement de les présenter comme à l’avant-garde du mouvement scientifique. Nous avons ici, bien sûr, montré les erreurs de Bradley, parfois ses naïvetés, et essayé de voir sous leur meilleur jour ses intuitions authentiques. Mais ce qui est le plus frappant, c’est bien sûr le sentiment ambigu qu’il entretenait sur la place de l’homme dans sa chaîne des êtres, et qu’il résout en attribuant à la nature un dessein harmonieux.

 

>sommaire
retour<

[17] Its natural size is about the Bigness of a Flea, which obliged us to have recourse to the Microscope, for the better viewing of its Parts; we then observed that the Head was somewhat like that of a Bird, firmly joined to the Body, which was of an Oval Figure, ending in a pointed Tail. The Parts which seem to do the Office of Legs, and fling this Creature forward in the Water by regular Springs or Jirks, are almost like the Claws of an Eagle, and are two in Number, placed on each Side of its Belly: On the fore-part of its Body, near the Head, are placed two Branches, resembling the Dugs of Animals, from which proceed several capillary Spines; these I did not observe had any Motion; and if one may judge of them by their Appearance, we might suppose them designed to suckling their Young; for this Insect is viviparous, which is contrary to other Insects mentioned in this Chapter; for we did not only observe the young ones alive in the Belly of the Mother, but likewise saw several of them excluded from her Body.
[18] Mr Dandridge observes that there are gradual Alterations from a perfect Moth to the Bee kind (…) The Antennae of all are alike, and their Bodies are just different enough to be distinguished from one another, bearing about the same Proportions of Difference that an Horse does to a Mule, and a Mule to an Ass. The Wings are four in each, those of the Moth feathered all over: Next to which is a degree of Moth with transparent Wings, feathered only about one fourth part: The third with Wings like the second, but thinly feathered on the Edges. And lastly, the Humble Bee, whose Wings have no Feathers; and so I doubt not but we might proceed as gradually through the Bees, Wasps and Ichneumon Kinds to the Flies, and such as have only two Wings.
[19] Hitherto, I have not mention’d Mankind, who is so remarkable a Creature, and Lord of all the Rest ; I confess, was I to have placed him where the Parts of his Body would most agree with those of the created Bodies mention’d in this Treatise, I must have set him in the middle of this Chapter ; but I suppose my Reader will excuse me, if I shew him so much regard, that I rather speak of him in the summing up of my Scale than let him be encompass’d with wild Beasts.
[20] By way of Conclusion to this Chapter, I am to take notice of some Particulars relating to Mankind, as I promised in my Chapter of Quadrupedes; for Man, although he is Lord of all, and has a Power of Ordering and Governing all living Creatures, which relate to our Globe, yet has he many Particulars in his Frame, which bear Analogy with the Parts of those Creatures he is ordained to govern. The Harmony which Nature maintains in the Generation and Production of Quadrupedes is not contradicted in Him. The Functions of several Parts in Brutes direct them to perform what the same Parts would do in Mankind, was he not endowed with Reason to guide him in his Actions, and overrule what is brutal in him.
[21] Only some remarkable Particulars, which are not commonly taken notice of in Mankind.
[22] Voir les Mémoires de l’Académie des Sciences pour 1701, dans Histoire de l’Académie Royale des Sciences, année 1701, Jean Boudot, Paris, 1704, pp. 19-21.
[23] A Worm may be changed into a perfect Man in so long a Space of Time.
[24] As to their Knowledge, I suppose there would not be any great Difference, if it was possible they could be all born of the same Parents, and have the same Education, they would vary no more in Understanding than Children of the same House.
[25] The Figure and Disposition of their Parts agree much more with those in Mankind, than the Parts of any other Creature; and I believe some sorts of them might be rendered useful, if convenient Care was taken to instruct them when they were young.