Richard Bradley – étude de quelques
illustrations pré-évolutionnistes
- Marie-Odile Bernez
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L’ouvrage de Richard Bradley qui fait l’objet de cette étude, A Philosophical Account of the Works of Nature, a été publié à Londres en 1721. Si je parle d’illustrations pré-évolutionnistes, c’est d’une part parce que l’ouvrage date d’une période antérieure aux découvertes de Darwin, et d’autre part parce que je voudrais examiner dans quelle mesure Bradley annonce ou non l’œuvre de Darwin. Richard Bradley (décédé en 1732) fait partie de ce groupe d’écrivains mineurs qui contribuèrent à la diffusion du concept de grande chaîne des êtres au dix-huitième siècle, à côté d’auteurs plus éminents comme Joseph Addison ou Alexander Pope [1]. Bradley était professeur de botanique à Cambridge et membre de la Royal Society, ce qui explique sans doute la longue liste de contributeurs à son ouvrage, dont des personnages éminents, parmi lesquels Isaac Newton, Hans Sloane, Christopher Wren, mais aussi Désaguliers, savant huguenot qui s’était installé à Londres où il mourut en 1740, et Antoine de Jussieu (1686-1758), professeur au Muséum à Paris. Bradley écrivit plusieurs ouvrages de botanique, dont une des premières monographies sur les cactées, et des ouvrages médicaux, y compris sur la peste de Marseille de 1721. Il est souvent considéré comme un médiocre compilateur plutôt qu’un écrivain de talent, mais en ce sens, il peut nous intéresser parce qu’il reflète le point de vue général des hommes éduqués de son temps. Le titre complet de son ouvrage est le suivant : Compte rendu philosophique des œuvres de la nature, s’efforçant de présenter les divers degrés remarquables dans la création, chez les minéraux, les végétaux et les animaux, de sorte à composer une échelle des êtres [2] qui annonce déjà clairement son intention de démontrer l’existence d’une chaîne des êtres.
La grande chaîne des êtres
La pensée de Bradley est totalement immergée dans la croyance en l’existence d’un Dieu bienveillant qui a présidé à la création de tous les êtres et les a dotés des capacités d’adaptations destinées à leur rendre la vie possible, selon une hiérarchie organisée. Le mot même de création dans le titre de l’ouvrage souligne ce contexte religieux : il existe une chaîne des êtres, car il y a eu un acte volontaire du créateur au départ, qui a donné un ordre au monde et qui a organisé les êtres, depuis les minéraux jusqu’aux créatures au-delà de l’homme, anges ou esprits, dont nous supposons l’existence. Le rapport au religieux s’exprime surtout chez Bradley par le recours au terme de Providence.
La grande chaîne des êtres implique trois principes : celui de plénitude (tout être possible a été véritablement créé par le Dieu bienveillant), celui de continuité (il n’y a pas de maillon manquant dans cette chaîne), et celui de hiérarchie (qui signifie qu’on perçoit des degrés dans cette échelle, et donc qu’on ajoute un jugement de valeur, au fur et à mesure que l’on passe des êtres les plus matériels aux êtres les plus spirituels ou éthérés). Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’idée de chaîne des êtres est remise à l’honneur avec l’emploi du microscope (la découverte d’êtres microscopiques semble confirmer le principe de plénitude), et par la découverte de la génération des plantes, semblable à la reproduction sexuelle des animaux, qui va dans le sens du principe de continuité des êtres. Nous allons voir que pour renforcer sa présentation de la chaîne des êtres, Bradley va emprunter à la fois aux découvertes microscopiques et aux récentes discussions sur la génération des plantes.
Une autre preuve de ses liens avec les penseurs contemporains sur la chaîne des êtres est qu’il place son œuvre sous le patronage de deux auteurs essentiels qui sont aussi partisans de cette idée : John Milton (1608-1674) et Joseph Addison (1672-1719). L’ouvrage porte en épigraphe quelques vers tirés du Paradis Perdu de Milton (livre 9, vers 110 à 114) :
Toute leur vertu connue apparaît productive dans l’herbe, dans la plante et dans ceux de plus noble naissance, chez toutes les créatures animées d’une vie s’élevant graduellement, en végétation, en sentiment, en raison – [tous réunis dans l’homme] [3].
Ces vers jettent une certaine lumière sur les convictions religieuses de Bradley et résument l’idée de hiérarchie dans laquelle sont organisés les êtres selon différents degrés de vie : de la végétation, de la croissance (growth) pure, à la sensation ou sentiment (sense), puis à la raison.
Bradley cite aussi un long article du Spectator n°121 (19 juillet 1711) dans lequel Addison demande aux naturalistes de la Société Royale de publier une description exhaustive et systématique des espèces, leurs us et coutume, habitats, et ce qui les distingue les unes des autres, idée qui s’incarnera bien sûr à plusieurs reprises durant le siècle des Lumières, il suffit de mentionner à ce sujet l’Histoire naturelle de Buffon, dont les premiers volumes paraissent en 1749. Même si Addison avait suggéré une entreprise collective, Bradley va se lancer dans la tâche en individuel, tout en partageant l’idée d’Addison que, même si on ne peut décrire toutes les espèces, on peut deviner les liens qui les unissent, en raison des principes de plénitude, continuité et hiérarchie. Voici deux extraits du Spectator, reproduits dans l’introduction de Bradley (non paginée) :
Je souhaite que notre Société Royale compile un ouvrage d’histoire naturelle, le meilleur qui puisse être tiré des livres et des observations. Si les différents auteurs qui en sont membres se répartissaient chacun ses propres espèces et donnaient pour chacune un compte rendu distinct de sa naissance originelle, de son éducation, de sa politique, ses guerres, et ses alliances, en relation avec la forme et la texture de ses parties internes et externes, et en particulier de ce qui les distinguent de tous les autres animaux, avec leur adaptation particulière à l’état dans lequel la Providence les a placées, il s’agirait d’un des plus grands services que leurs études pourraient rendre à l’humanité, et ne contribuerait pas peu à la gloire du très haut et très sage auteur du monde.
Il est vrai qu’une telle histoire naturelle, après toutes les études des savants, serait encore infiniment incomplète et imparfaite. Les océans et les déserts recèlent des millions d’animaux cachés à nos sens ; un nombre incommensurable de créations et de ruses se déroulent dans des contrés sauvages inexplorées et dans les fonds marins, dont nous ne pourrons jamais avoir connaissance. En outre, il existe bien plus d’espèces d’êtres que l’on ne peut voir sans – ni même avec – l’aide des lentilles les plus perfectionnées que d’espèces assez grosses pour être vues à l’œil nu. Cependant, en partant de l’examen des animaux que l’on peut connaître, nous pouvons aisément former un jugement de tous les autres, car le même genre de sagesse et de bonté traverse toute la création, et met chaque créature en mesure de pourvoir à sa sécurité et sa subsistance selon son état [4].
On voit l’importance de ce texte pour comprendre la démarche de Bradley. Il nous prévient que le travail du naturaliste vise à glorifier Dieu, voire à apporter la preuve de son existence selon l’argument téléologique du dessein. Il nous montre aussi que point n’est besoin de tout observer, car tout se déduit rationnellement de l’existence d’un créateur sage et bienveillant. En même temps, on remarque déjà dans le texte d’Addison que l’idée que chaque créature pourvoit à ses besoins de façon harmonieuse sera, pour Darwin, non la preuve de l’existence d’un dieu, mais simplement le résultat de l’évolution et de la sélection naturelle, la même observation étant bien évidemment sujette à diverses interprétations.
[1] Voir ce « groupe d’auteurs mineurs » mentionné par Arthur O. Lovejoy, The Great Chain of Being, A Study of an Idea, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1973 (1936), p. 184.
[2] A Philosophical Account of the Works of Nature, Endeavouring to set forth the several Gradations remarkable in the Mineral, Vegetable and Animal Parts of the Creation Tending to the Composition of a Scale of Life. Toutes les traductions sont de l’auteur.
[3] All their known virtue appears
Productive in Herb, Plant and Nobler Birth
Of Creatures animate with gradual Life
Of Growth, Sense, Reason – [all summed up in man]
La formule entre crochets, pourtant très importante, n’est pas citée par Bradley, ce qui va dans le sens de notre interprétation ci-dessous, qui avance que Bradley veut à la fois défendre la chaîne des êtres, et en voir les failles.
[4] I could wish our Royal Society would compile a Body of Natural History, the best that could be gather’d together from Bookes and Observations. If the several Writers among them took each his particular Species, and gave us a distinct Account of its Original Birth, and Education, its Policies, Hostilities, and Alliances with the Frame and Texture of its inward and outward Parts; and particularly those which distinguish it from all other Animals; with their peculiar Aptitudes for the State of Being, in which Providence has placed them; it would be one of the best Services their Studies could do Mankind, and not a little redound to the Glory of the All-Wise Contriver.
It is true such a Natural History, after all the Disquisitions of the Learned, would be infinitely short and defective. Seas and Deserts hide Millions of Animals from our Observation; innumerable Artifices and Stratagems are acted in the howling Wilderness, and in the great Deep, that can never come to our Knowledge. Besides that, there are infinitely more Species of Creatures, which are not to be seen without, nor indeed with the Help of the finest Glasses than of such as are bulky enough for the naked Eye to take hold of. However, from the Consideration of such Animals as lie within the Compass of our Knowledge, we might easily form a Conclusion of the rest, that the same Variety of Wisdom and Goodness runs thro’ the whole Creation, and puts every Creature in a Condition to provide for its Safety and Subsistance in its proper Station.