Entretien avec Patrick Chatelier
- Marie-Pascale Huglo
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Vous considérez-vous comme un cinéphile ?

 

Non. Je suis un enfant de la télévision, formé par les images et, en même temps, très méfiant par rapport à elles. Je m’ennuie souvent au cinéma, et l’ennui y est beaucoup moins agréable qu’au théâtre par exemple, moins « habité ». Les scénarios qui reprennent la structure des romans du XIXe siècle ne me touchent pas, en général.
J’ai été fasciné par le cinéma de Murnau, par celui de Tarkovski. Dernièrement est ressortie en France la trilogie Bill Douglas, dont le regard sur l’enfance et la mémoire me paraît très familier.

 

Que représente le cinéma pour vous ? Considérez-vous les images cinématographiques comme un matériau ? Comment le cinéma travaille-t-il votre écriture ?

 

La genèse d’une écriture, dans ses éléments les plus importants, demeure souvent inconsciente pour l’auteur, et c’est certainement une bonne chose. Pourtant, en y réfléchissant au fil des années, passant ainsi d’une fiction de soi à une autre, il m’est apparu que le cinéma avait été un déclencheur. Non pas d’abord les œuvres elles-mêmes, mais le processus de réception.
J’ai longtemps cru, après avoir baigné pendant mon enfance dans une forme de religiosité naïve, après avoir ensuite été fasciné par des textes mystiques, ou par le chamanisme, que cette capacité de vision, d’élévation du point de vue, de sensibilité extrême pour accéder à une réalité autre (dans une lecture qui reste pour moi poétique, et matérialiste), avait été un moteur de création. Dans Anthropologie structurale, Lévi-Strauss présente un extrait d’une épopée médicale où le chaman, lors d’un accouchement difficile, se place sous la femme (elle ne le voit pas), sans jamais la toucher, et raconte à voix haute (sans s’adresser à elle, qui cependant entend) le voyage à l’intérieur de son ventre pour délivrer l’enfant à naître. Ce texte représentait à mes yeux ce que serait avant tout la littérature : la construction par le langage d’images mentales susceptibles, à partir du plus prosaïque concret, d’agir sur ce concret, de manière subtile mais suffisante pour que sa nature soit modifiée.
Le cinéma est l’héritier de ce monde visionnaire. Il a démocratisé l’accès à l’extase. Et, bien sûr, la relative maîtrise du chaman ou du mystique a disparu, le contexte de leurs pratiques aussi, permettant une hypnose collective qui sera relayée ensuite par la télévision sous une autre forme. Il fait partie des techniques de manipulation de masse et, en même temps, il garde ouverte la possibilité d’un ailleurs, d’un espace collectif de potentialités, de liberté toujours à inventer.
Ce serait alors la consommation d’images qui aurait conditionné en partie mon rapport à l’écriture : au niveau du rythme, de la question du temps présente dans certaines œuvres cinématographiques et pour moi primordiale dans un roman, avec le désir d’aller au-delà des images, de rendre manifestes leurs virtualités par une immersion dans le monde des sensations.

 

Votre roman Pas le bon pas le truand part d’une séquence de cinéma très connue tirée d’un film de genre particulièrement typé. Considérez-vous cette séquence comme un cadre ou comme une « contrainte », avec tout ce que le cadre ou la contrainte peuvent avoir de libérateur ?

 

Le cadre ou la contrainte, pour Pas le bon pas le truand,se résumait en premier lieu à utiliser les traces mémorielles que je gardais de ce film, qui m’avait marqué adolescent pour plusieurs raisons dont la principale était que j’avais peu accès au cinéma : c’est l’un des premiers films que j’ai vus en salle. Passer ainsi de la télévision au grand écran me semble avoir la force et une nature proche d’une anamnèse, et j’ai dû me retrouver à l’époque non loin de la condition des premiers spectateurs de l’histoire du cinéma : devant un objet à ce point impressionnant qu’il déborde le présent de la réception, soit vers le futur dont il pourrait être l’augure, soit vers le passé en se cristallisant aussitôt dans la mémoire. Dix ans plus tard, j’ai revu ce film et me suis dit qu’il y avait dans cette scène d’exposition – la « Brute », interprétée par Lee Van Cleef, arrive chez des paysans, partage le repas du père de famille avant de l’assassiner – les éléments d’une œuvre entière. De nouveau, dix ans plus tard, quand j’ai commencé ce livre, j’ai décidé de travailler seulement avec mes souvenirs du film, dans un premier temps. Les détails de la scène inaugurale ne sont donc pas respectés : par exemple, tous les membres de la famille, le père, la mère, le fils (il y a d’ailleurs deux fils dans le film), partagent leur dernier repas avec le tueur, résultat de ma mémoire approximative mais qui m’a permis de développer les points de vue de tous les protagonistes. C’est dans le jeu entre cette double contrainte, souvenirs et scène unique, que j’ai trouvé ma liberté.

 

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