Cinéphilie et littérature :
Didier Blonde et le cinéma muet

- Karine Abadie
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      La cinéphilie de Didier Blonde est tout aussi obsédante, même si elle a la particularité d’être rétrospective : sa cinémathèque imaginaire se compose essentiellement de films muets, les séries Fantômas, Judex ou Les Vampires de Louis Feuillade, des films de Jean Epstein, de Léonce Perret, des acteurs connus – Yvan Mosjoukine, Musidora, René Navarre, ou un peu oubliés – Olga Day, Gina Manès, Lou Daivy. Un grand nombre de références sont donc disséminées dans les textes, bien souvent sous forme d’enquête. L’auteur ou le narrateur part alors à la recherche du passé, du passé du cinéma, mais aussi de son propre passé.
      Ainsi apparaît un motif récurrent associé à l’activité de la cinéphilie : l’enfance. Si le cinéma est en nous (Jean-Louis Schefer), il l’est depuis longtemps. Par exemple, dans Les Fantômes du muet, le souvenir de la projection en fratrie est convoqué, à partir d’une vieille Pathé-baby :

 

A côté traînaient des boîtes remplies d’une provision de petits films de cinq minutes, des burlesques pour la plupart, que j’avais regardés avec mes frères et sœurs, il y a très longtemps, les dimanches après-midi pluvieux : Charlot, Félix le Chat, Harold Lloyd, Max Linder et les autres. On était projectionniste chacun à son tour. Odeur de la colle sur le pinceau qui servait à réparer les cassures trop fréquentes. Perforeuses à la manipulation délicate, souvent désastreuse. L’image jaunâtre zébrée de rayures qui donnait l’impression d’une pluie continuelle tressautait sur le mur de la chambre selon le rythme que le poignet imprimait à la manivelle. On s’amusait à accélérer ou ralentir le mouvement. Combien de mètres de pellicule ont fini par brûler à ce jeu-là ? En triant les bobines, je me suis rendu compte qu’il s’en trouvait d’autres, tournées sans doute celles-là par le grand-père, des scènes familiales soigneusement étiquetées : « Voyage aux lacs italiens », « Ligny, été 1923 », « Partie de tennis », « Défilé du 14 Juillet ». L’ampoule fonctionnait toujours, il a seulement fallu retendre le câble d’enroulement et dépoussiérer le mécanisme pour que je puisse projeter toutes ces bandes que je n’avais jamais vues ou du moins dont je ne gardais aucun souvenir [14].

 

Plusieurs éléments sont associés à cette expérience du cinéma en famille : tout d’abord, la communauté – on regarde ces classiques entre frère et sœur, on appréhende alors autrement une des premières expériences de spectateur – ; on voit des classiques – ceux qui font rire au delà des âges, Charlot, Félix le Chat – ; le souvenir est associé au regard, mais se retrouve aussi par l’odeur et le toucher, dans la manipulation du projecteur et des pellicules (« [o]deur de la colle », « accélérer ou ralentir le mouvement », « dépoussiérer le mécanisme », etc.) ; le cinéma est aussi associé à la fragilité (« les cassures trop fréquentes », « image jaunâtre zébrée de rayures », etc.). Et puis, le souvenir est double : il y a l’expérience de l’enfance et il y a ce que l’on retrouve plus tard, imprimé sur la pellicule, ce qui témoigne d’une autre temporalité, d’un autre passé, celui qu’on n’a pas vu, qu’on n’aurait peut-être jamais vu, qu’on a oublié et que le cinéma peut, momentanément, restituer.
      L’enfance est aussi associée aux interrogations, à une recherche mystérieuse qui n’a pas de nom, qui n’a pas toujours de visages :

 

L’actrice éveille le désir – muette, elle le frappe d’interdit. Kaléidoscope de la mémoire, miroirs trompeurs dans lesquels tout s’inverse, lambeaux de rêves, faux jour. C’est un jeu de colin-maillard où je m’égare, j’avance à tâtons, je me retourne sur une ombre qui s’échappe. De quel fantôme est-ce que je porte le deuil ? J’ai beau chercher, mon enfance reste muette – et l’on s’arrange toujours avec ses morts. Parviendrai-je un jour à rencontrer cet obscur objet de mon désir ? Une femme est là, sur l’écran, qui me sourit et que je n’entends pas [15].

 

Il y a bien sûr l’écho à l’enfance, à cette chambre invisible – toujours pour reprendre Jean-Louis Schefer – qui a accueilli des visages et des fantasmes, bien souvent féminins, comme autant de réminiscences du passé, de ce qu’on a oublié à moitié seulement et qu’on recherche toujours face à l’écran. Et puis, une passion plus forte, essentielle, qui aurait pu être une simple attirance adolescente, mais qui deviendra décisive :

 

La séance a déjà commencé et, avant même qu’il ait eu le temps de gagner à tâtons sa place, son regard est attiré par l’écran où un visage, démesurément agrandi, provoque aussitôt en lui « une émotion brutale, encore jamais éprouvée jusque-là. Il n’y eut que cet éclair, aussi bref qu’intense, et toute ma vie en fut changée » [16].

 

Outre les visages, des morceaux de films surgissent également du passé et permettent de revisiter l’enfance :

 

C’est la nuit. Dans une chambre, allongé sur un lit, un homme dormait, ou feignait de dormir. Sur le mur, au-dessus de lui, un tableau était accroché. Dans la pénombre on ne percevait que les masses noires des meubles, une chaise, une table de chevet, une cheminée et la forme claire du visage sur l’oreiller. L’image semblait arrêtée. Mais lentement le cadre du tableau avait pivoté, il s’ouvrait comme une lucarne, et une main blanche se glissait sans l’entrebâillement, une main sans corps, les doigts bien écartés. Elle avait le mouvement d’un oiseau au ralenti, elle planait un instant au-dessus de la tête du dormeur avant de se poser délicatement sur son cou pour l’étrangler en silence. C’était tout. Le reste se brouillait dans mon esprit comme un fondu au noir, mais longtemps j’avais rêvé de cette main hantée qui me réveillait en sursaut la nuit avec des crises d’étouffement. A qui appartenait-elle ? Sur qui se refermait-elle ? J’avais, ce soir, la curiosité de reprendre l’histoire à son début, un peu ému d’aller vérifier mes souvenirs, comme on ne résiste pas à la tentation, hélas, de retourner sur les lieux de son enfance [17].

 

Le narrateur relate cet épisode alors qu’il s’apprête à revoir un épisode de Fantômas de Louis Feuillade. La scène décrite ressemble plutôt à un cauchemar qu’à une scène chérie, à un mauvais rêve inéluctablement lié à l’enfance. Mais c’est aussi une scène empreinte de mystères dont le narrateur adulte cherche à résoudre l’énigme :

 

C’est là, j’en suis sûr, que va apparaître la main enchantée au-dessus du dormeur. Je suis ici comme chez moi, dans un décor ancien où chaque objet est à sa place. Je pourrais décrire chaque pièce avant qu’elle ne me soit montrée. J’ai déjà emprunté cet escalier pour gagner l’étage qui se perd dans l’obscurité des chambres où évoluent des êtres silencieux. Mes yeux s’habitueront au noir, je pourrai bientôt distinguer leurs formes et retrouver ceux que j’ai perdus. (…) Mais rien ne se passait comme je l’avais prévu. J’attendais encore que quelque chose arrive, et déjà le pianiste alourdissait sa main gauche pour faire gronder les basses et préparer le finale. Avais-je rêvé cette main hantée qui ne trouvait sa place que dans mon théâtre mental, ou la scène avait-elle été coupée ? Croyant me souvenir, je l’avais rêvée, et pourtant je ne parvenais pas à admettre que je m’étais trompé, il y avait toujours dans ce Fantômas une scène perdue que j’avais été le seul à voir [18].

 

Lorsqu’il revoit ce film, le narrateur attend son souvenir, il sait que lui-même existe, que ceux qu’il a perdus errent quelque part dans ces images. Seulement, il ne retrouve rien. Même s’il a tout inventé, sa mémoire a enregistré un détail, l’isolant de tout le reste. Nous pourrions appeler ce phénomène une inflation cinéphilique, c’est-à-dire le grossissement d’un détail – ici, la main – qui prend toute la place dans le souvenir. Dans la mémoire du cinéphile traînent donc des images obsédantes, souvent constituantes de sa passion, mais une fois détaché de cette obsession, force est de constater qu’il n’y a plus rien. La même chose est relatée dans Un Amour sans paroles, à propos d’une scène inventée par Jean D. – il s’agit d’une scène qui est à l’origine de sa passion pour Suzanne Grandais :

 

J’ai revu plusieurs fois le film [La Lumière et l’Amour]. La scène qui a tellement fasciné Jean D. ne s’y trouve pas. « Une jeune fille inclinée sur le chevalet d’un peintre et qui le regardait travailler ». Croyant se souvenir, il invente. Est-ce si important ? Sa mémoire recompose les images, elle emprunte peut-être à un autre film et lui fait croire à la réalité de ce qu’il n’a fait qu’imaginer [19].

 

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[14] D. Blonde, Les Fantômes du muet, Op. cit., p. 32.
[15] D. Blonde, Un Amour sans paroles, Op. cit., p. 153.
[16] Ibid., pp. 23-24.
[17] D. Blonde, Faire le mort, Op. cit., pp. 22-23.
[18] Ibid., p. 28.
[19] D. Blonde, Un Amour sans paroles, Op. cit., p. 33.