Cinéphilie et littérature :
Didier Blonde et le cinéma muet
- Karine Abadie
_______________________________
Dans L’Homme ordinaire du cinéma [1], Jean-Louis Schefer explore ce qui constitue son expérience particulière de spectateur de cinéma en développant une réflexion très personnelle sur la cinéphilie et en démontrant qu’au-delà de l’amour du cinéma, la cinéphilie résonne aussi avec souvenirs et enfance :
J’ai tenté d’expliquer comment le cinéma était en nous, à la manière d’une chambre ultime où tourneraient à la fois l’espoir et le fantôme d’une histoire intérieure : parce que cette histoire ne se déroule pas et ne peut, pourtant, si peu qu’elle ait lieu, que rester invisible, sans figure, sans personnage, mais surtout sans durée. Nous acclimatons tous ces films, par leurs rémanences d’images, à cette absence de durée et à cette absence de scène où serait possible l’histoire intérieure.
Il y a donc cette chambre invisible en nous où nous torturons, sans la présence d’aucun objet, l’espèce humaine, et d’où nous vient mystérieusement, incompréhensiblement le sentiment ou la conscience anticipée du sublime [2].
Deux idées importantes sont à souligner ici. La première, c’est que le cinéma est en nous, qu’il y est d’une manière insaisissable, comme potentialité, mais aussi comme mémoire, et donc qu’il hante dès le départ par une absence, celle de ce qui sera et de ce qui a été. En demeurant invisible et intemporel, notre propre cinéma contribue à la construction de notre histoire intérieure qui s’inscrit – et c’est ici la seconde idée à mentionner – dans une chambre invisible, c’est-à-dire le lieu où tente d’exister ce que Claude Nougaro a judicieusement appelé « l’écran noir de nos nuits blanches » [3]. C’est justement dans cette enceinte que se déploient les mystères, les fantasmes et les obsessions qui inscrivent la cinéphilie au cœur de l’existence.
Antoine de Baecque a dit de la cinéphilie qu’elle est « cette vie qu’on organise autour des films » [4]. Pour Didier Blonde, la cinéphilie semble, bien sûr, correspondre à la vie, mais aussi à une écriture qu’on organiserait autour de l’imaginaire du cinéma afin d’explorer sa propre « autocinébiographie » [5]. La confrontation avec le présent par l’écriture permet alors de redonner vie et voix à des personnages oubliés et sans paroles, ainsi qu’à son propre passé. En parcourant trois textes de Didier Blonde (Faire le mort [6], Les Fantômes du muet [7], Un Amour sans paroles [8]), je tenterai d’examiner comment l’écriture actualise cette cinéphilie particulière, en présentant tout d’abord ce qu’elle est, puis en observant comment elle raconte le passé, celui du cinéma et celui du narrateur/auteur, donnant ainsi voix et corps à des protagonistes oubliés, figurants anonymes ou doubles du narrateur.
Les trois textes examinés (respectivement un roman, un récit de souvenirs personnels autour du cinéma et une biographie romancée) appartiennent à des formes génériques distinctes et constituent tous des hommages au cinéma muet. Faire le mort est une enquête à la recherche d’une doublure, celle que le narrateur croit voir à la place de René Navarre lors d’une projection de Fantômas. Il ira alors à la recherche de ce mystérieux double, Sudor, le nom d’artiste de René Manekine, qu’il retrouve en 1998, dans un sombre appartement du 17e arrondissement de Paris. Les Fantômes du muet se veut plutôt un récit de souvenirs personnels ayant trait au cinéma muet. On y croise des chapitres sur différents thèmes associés au cinéma de cette époque : la voix, les sous-titres, les figurants, les acteurs – Ivan Mosjoukine, Suzanne Grandais… C’est d’ailleurs cette dernière qui sera l’objet de la biographie romancée Un Amour sans paroles, récit lui aussi présenté sous forme d’enquête, à partir des souvenirs d’un certain Jean D. qui a laissé à Pierre Philippe, collaborateur aux Archives Gaumont, une sorte de « testament amoureux » pour rendre hommage à cette actrice, certainement bien oubliée pour nous !
S’il y a incidence du cinéma dans ces trois textes, elle se situe principalement au niveau de l’imaginaire, et non pas au plan formel. Cet imaginaire ne se compose pourtant pas uniquement de références à tel réalisateur ou à tel film. En effet, il est complexifié par la combinaison d’espaces temporels, entre passé, présent et avenir, devenant, dès lors, un imaginaire qui a ses assises, pour reprendre les mots de Jean-Louis Schefer, dans « une chambre ultime où tourneraient à la fois l’espoir et le fantôme d’une histoire intérieure » [9].
La cinéphilie de Dider Blonde
On associe bien souvent la cinéphilie, en France, à l’après-guerre, à André Bazin, Henri Langlois et la Cinémathèque française, aux Cahiers du Cinéma et aux critiques/futurs réalisateurs de la Nouvelle Vague. Mais il y eut un premier âge d’or de la cinéphilie dans l’entre-deux-guerres, qui se décline, selon Christophe Gauthier [10], en deux temps : premièrement, légitimer le cinéma comme art, ce que Gauthier appelle une cinéphilie doctrinaire, et deuxièmement, assurer la diffusion de pratiques amatrices du cinéma (aller au cinéma, écrire des articles, fonder des revues, des ciné-clubs, etc.). C’est cette première période cinéphile, très riche, mais bien souvent oubliée au bénéfice de la cinéphilie d’après-guerre, que Didier Blonde convoque.
Or, cette cinéphilie s’avère un peu décalée puisqu’elle se déploie dans le passé, le long d’une période que n’a assurément pas vécue le narrateur, ni l’auteur. Mais par le biais d’un univers cinématographique éloigné dans le temps, narrateur et auteur cherchent à découvrir ce que pouvait voir et attendre du cinéma un homme d’une autre époque (le père, par exemple, figure inscrite en filigrane de tous les textes). Ainsi, Didier Blonde expose une cinéphilie qu’il s’est réappropriée, celle de la génération qui l’a précédé et qui l’a construit.
Il actualise cet univers cinématographique avec des séries d’images et de références appartenant à l’époque du muet, période tout à fait féconde en écrits sur le cinéma puisqu’il s’agit d’un moment où on prenait la plume pour défendre le cinéma comme forme artistique, au même titre que la littérature ou la peinture. Les écrivains ne se sont d’ailleurs pas abstenus de participer à cette entreprise de légitimation ; Didier Blonde nous le rappelle, en plaçant en exergue des citations de Louis Aragon [11] et de Robert Desnos [12], tous deux auteurs de textes critiques défendant vigoureusement le cinéma.
Dans La Cinéphilie. Invention d’un regard, Antoine de Baecque écrit que « [l]a cinéphilie est un système d’organisation culturelle engendrant des rites de regard, de parole, d’écriture » [13]. Il associe cette remarque à sa propre expérience de cinéphile, mais il évoque aussi un élément fondamental : la question du rituel. Dans les années 1920 comme dans les années 1950 et 1960, comme parfois encore aujourd’hui, la cinéphilie est associée à un lieu : la salle de cinéma. C’est dans cet espace, qui devient un lieu de communion, que le spectateur apprend à voir, à construire son regard. Mais le rituel se poursuit aussi à l’extérieur des salles, par l’écriture, par les listes et par la défense de ces films fétiches qui obsèdent longtemps le spectateur.
[1] J.-L. Schefer, LʼHomme ordinaire du cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, « Petite bibliothèque », 1997 [1980].
[2] Ibid., p. 12.
[3] Cl. Nougaro, « Le Cinéma », Claude Nougaro, Philips, avril 1962.
[4] A. de Baecque, La Cinéphilie. Invention dʼun regard, histoire dʼune culture-1944-1968, Paris, Fayard, 2003, p. 9.
[5] Terme utilisé par Jean-Max Méjean dans un entretien avec Jean-Jacques Bernard, à propos de son livre Petit éloge du cinéma dʼaujourdʼhui, les blogs du Nouvel Observateur, 10 novembre 2011 (dernière consultation le 23 juillet 2014).
[6] D. Blonde, Faire le mort, Paris, Gallimard, 2001.
[7] D. Blonde, Les Fantômes du muet, Paris, Gallimard, « Lʼun et lʼautre », 2007.
[8] D. Blonde, Un Amour sans paroles, Paris, Gallimard, « Lʼun et lʼautre », 2009.
[9] J.-L. Schefer, LʼHomme ordinaire du cinéma, Op. cit., p. 12.
[10] La Fabrique de lʼHistoire : « Histoire de la cinéphilie 4/4 », 19 janvier 2012, 09:05, France Culture.
[11] Louis Aragon publiera, en 1918, un de ses premiers poèmes, « Charlot sentimental », dans une revue de cinéma, Le Film (dont Louis Delluc était le rédacteur en chef). Il livrera aussi à cette revue deux textes sur le cinéma, un premier, « Du Décor », en septembre 1918, et un deuxième, « Du Sujet », en janvier 1919.
[12] Robert Desnos tiendra la chronique cinéma dans les quotidiens Paris Journal (en 1923) et Le Soir (en 1927-1928).
[13] A. de Baecque, La Cinéphilie. Invention dʼun regard, histoire dʼune culture-1944-1968, Op. cit., p. 14.