Le livre et ses figures
- Marie-Claire Planche
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Fig. 1. Fr. Chauveau, Vie de St Bruno, 1680

Fig. 2. L. Boullogne, Jeune homme dessinant, 1648

Fig. 3. J. Lepautre, Autoportrait, 1674

Fig. 5. Cl. Mellan, Apollon couronnant Virgile, 1641

Fig. 7. Cl. Mellan, Apollon et l’Amour, 1638

      En 1645, le peintre Eustache Le Sueur reçoit une commande d’importance : réaliser le décor du petit cloître du couvent des Chartreux du Vauvert situé à l’extérieur de Paris. Le cycle achevé en trois ans comporte vingt-deux tableaux sur bois consacrés à la Vie de St Bruno ; il suscita l’admiration [6]. Cet ensemble fut transposé en gravures par François Chauveau ; la suite parut en 1680 et contribua au succès du cycle. Les estampes réunies en un recueil reprennent la forme cintrée des panneaux et sont commentées d’une lettre gravée : un quatrain en latin et sa traduction. Le format correspond à un grand in-quarto et le recueil, avec son titre frontispice reprend les caractéristiques du livre illustré (fig. 1). Au seuil du volume, le frontispice figure une architecture feinte et le titre [7] s’inscrit sur un panneau simulant une porte, redoublant le geste du spectateur : celui qui a pu pousser la porte de la Chartreuse et celui qui s’apprête à tourner la page du recueil. Les atlantes dépourvus de la grâce antique s’apparentent à des apôtres tandis que les anges désignent la Vierge à l’enfant du médaillon ornant le fronton triangulaire. La réunion de ces estampes forme un ensemble qui nous ramène à la feuille de dessin, esquisse du tableau peint qui, par la gravure revient à l’état de papier en dépassant le stade de l’ébauche. Enfin, l’exemplaire du recueil qui accueille en son sein les dessins originaux de Le Sueur éloigne temporairement de la peinture au profit du dessin [8].
      Les estampes de Louis de Boullogne forment un recueil de modèles, une suite de vingt-six pièces qui consistent en un Livre de portraiture, destiné à l’étude [9]. Le frontispice avec son beau médaillon ovale scelle les intentions du volume (fig. 2). L’estampe sait conserver la souplesse et la finesse du trait dessiné, le titre se fait discret, tandis que l’artiste tout occupé à dessiner la ronde-bosse antique disposée sur le piédestal, semble guidé, encouragé par l’enfant qui se trouve derrière lui. L’étude et l’application sont valorisées comme le montrent la bouche ouverte du dessinateur, l’acuité de son regard redoublée par le geste et le regard de l’enfant. Le frontispice rappelle les principes de l’apprentissage et la nécessaire étude d’après la bosse que l’iconographie des ateliers d’artistes met si souvent en évidence. Il n’est pas besoin ici de développements textuels, l’estampe se suffit et les artistes qui ouvrent le recueil savent qu’il convient pour eux de reproduire ce qui s’offre à leurs yeux afin d’apprendre et peut-être de surpasser le maître. C’est en 1674 que Jean Lepautre dessine et grave son autoportrait (fig. 3) : il apparaît dans une grande sobriété, dépourvu des outils de son art, mais identifiable grâce à la lettre qui trouve place dans un cartouche aux gracieux enroulements. Elle livre le nom du personnage et indique qu’il s’agit d’un autoportrait [10]. La composition joue sur les effets de profondeurs et d’enchâssement. L’artiste s’est figuré de trois-quarts, devant une draperie qui dévoile à l’arrière-plan un muret et des frondaisons. A une date inconnue, la plaque de cuivre est reprise afin d’en modifier la lettre : l’estampe est utilisée comme frontispice au Livre de portraiture Inventé et gravé par Jean Lepautre (fig. 4 ) [11]. L’autoportrait, dont la destination première est inconnue, devient alors la signature d’un recueil et le graveur marque ainsi son autorité. La gravure originelle est une feuille isolée, qui après montage constitue le seuil d’un volume. Il ne faudrait cependant pas conclure de cet exemple que toute gravure est interchangeable et peut ainsi se prêter à différentes utilisations, même s’il n’est pas anodin de rappeler que les recueils ont souvent été (et sont toujours) dépecés : le démontage permettant aux estampes de gagner en valeur marchande. Le processus employé ici met en évidence différents aspects de l’estampe.
      Les états d’une estampe, qui sont des tirages conservés alors que le travail du graveur est abouti, renseignent et rappellent que la gravure de la lettre est dissociée de celle du dessin. Ainsi l’épreuve avant la lettre ou avant toute lettre permet de s’assurer de la qualité de la gravure. Pour une édition des Œuvres de Virgile à paraître à l’Imprimerie royale en 1641, l’atelier de Nicolas Poussin dessine le frontispice représentant Apollon couronnant le poète [12]. Le motif est assez commun et rappelle combien les éditions consacrées aux écrits des Anciens sont autant de célébrations. La gravure fut confiée au célèbre Claude Mellan. Deux estampes sont connues, l’une avant toute lettre (fig. 5) et l’autre avec la lettre (fig. 6 ). Ces deux états montrent bien que la gravure de la lettre est la dernière étape avant le tirage définitif, celui qui sera inséré dans le livre. L’estampe est un art du multiple, reproductible, ce qui entraîne parfois dans le livre, des remplois : la lettre est modifiée et la plaque de cuivre sert alors pour un autre ouvrage. Cependant, identifier ces nouvelles utilisations n’est pas chose aisée, et relève de l’enquête (parfois du hasard) ; la mémoire visuelle est alors largement sollicitée. Le mot «  remploi » désigne en architecture l’insertion d’un élément plus ancien dans un édifice récent (les colonnes antiques dans les églises romanes, par exemple). Ce terme nous paraît assez adapté aux estampes qui nous occupent. En 1638, paraît chez Augustin Courbé Les Amours de Tristan [13] ; l’édition s’orne d’un frontispice dessiné et gravé par Claude Mellan figurant Apollon et l’Amour (fig. 7). Le dieu, au modelé soigné, porte sa lyre de la main droite et tend un phylactère recevant le titre de l’ouvrage que Cupidon déchiffre. En 1650, ce même motif se retrouve en tête des Œuvres de Mr. de Voiture (fig. 8 ) [14]. Le cuivre est remployé, sans autre modification que le titre du phylactère, confié alors au graveur spécialiste de la lettre. Cet exemple assez rare, se fait aussi témoin d’une économie du livre puisque les estampes représentaient un coût important. Sans doute ce motif du dieu de la poésie et des arts parut-il suffisamment neutre pour qu’il fût ainsi remployé. Les deux ouvrages ont paru chez Augustin Courbé, qui conserva certainement le cuivre. L’usage qui en fut fait tend à exposer une forme de banalisation de l’estampe, qui ne se départit pas d’une certaine contradiction, d’une part en raison de la réputation de Mellan, d’autre part parce que le motif s’adapte aisément à la seconde publication. Cependant le livre renferme ses secrets et nous impose souvent de n’émettre que des hypothèses.


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[6] Les peintures sont aujourd’hui exposées au musée du Louvre. Pour les peintures, voir A. Mérot, Eustache Le Sueur (1616-1655), Paris, Arthéna, 1987 [rééd 2000]. Pour les estampes, toutes reproduites, voir S. Herman, Estampes françaises du XVIIe siècle, une donation au musée des Beaux-Arts de Nancy, Paris, CTHS, 2008, pp. 136-140. Il conviendra de se reporter à cet ouvrage pour toutes les estampes du musée de Nancy commentées dans cet article.
[7] Avec une faute sur le nom du dessinateur et graveur et sur l’orthographe de royale : « Chavueau », « royalle » [sic].
[8] Le musée du Louvre conserve une suite de dessins de Le Sueur, intercalée dans un recueil des gravures de Chauveau. Les gravures d’un autre recueil ont été coloriées à la gouache. Nous ignorons tout du sort des dessins de François Chauveau qui parfois limitait ses compositions avant gravure à quelques esquisses.
[9] Les Livres de portraiture réunissent des estampes qui permettent d’apprendre à dessiner le corps humain : ce sont des Académies dans différentes postures, ou des détails de membres.
[10] « Effigies Ioannis Le Pautre/ab ipso ad viuum inscul=/pta, Anno 1674 ».
[11] « Livre de portraiture/Inventé et gravé par Jean le Pautre/Et se vend a Paris chez Est. Gantrel ruë St/Jacques a l’image St Maur avec privil. Du Roy ».
[12] Publii Virgilii Maronis Opera, Parisiis, Typographia regia, 1641, In-fol. L’estampe a été gravée d’après un dessin de l’atelier de Nicolas Poussin conservé à la Royal Library de Windsor Castle. Visible ici.
[13] Tristan l’Hermite, Les Amours de Tristan, Paris, Pierre Billaine, Augustin Courbé, 1638, In-4.
[14] Les Œuvres de Mr Voiture, Paris, Augustin Courbé, 1650, In-4.