La critique d’art de Joris-Karl Huysmans.
Esthétique, poétique, idéologie
- Aude Jeannerod
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Enjeux
Une fois notre corpus défini, s’imposait l’étude des jugements de goût de Huysmans. De son intérêt premier pour le Siècle d’Or hollandais à sa passion pour les Primitifs, en passant par sa campagne en faveur de l’impressionnisme et sa fascination pour la peinture symboliste, les goûts de l’auteur ont considérablement évolué au cours de sa carrière et de sa vie. Aussi l’objet de sa critique d’art, le sujet de ses chroniques, se déplace-t-il d’année en année, suivant ses goûts et au gré de ses humeurs. Car sa critique ne s’efforce pas d’être un compte rendu systématique et raisonné de l’actualité picturale : elle va là où l’appellent les centres d’intérêt de son auteur. Qu’il se fasse promoteur de l’art médiéval ou pourfendeur de l’académisme des Salons, c’est toujours le goût, ou le dégoût, qui mène la plume de Huysmans ; le critique ne s’efforce en aucune manière d’être objectif, mais fait au contraire confiance à sa subjectivité pour apprécier un tableau.
Du Beau, il est donc peu question dans sa critique d’art. Loin d’élaborer une métaphysique du Beau ou une philosophie de l’art, Huysmans part des œuvres soumises à son regard pour exprimer ses attirances et ses répugnances. Car, comme l’explique Jacqueline Lichtenstein :
Il accomplit en fait ainsi dans son œuvre de critique ce qui devrait être la tâche de l’esthétique, si l’on s’en tient à l’étymologie, et que l’esthétique philosophique a négligée, à savoir réfléchir sur l’aisthesis, s’interroger sur la nature des sensations perçues par le spectateur devant l’œuvre d’art. La force de Huysmans, c’est qu’il ne rend jamais compte des sensations d’une manière a priori, abstraite, théorique. (…) c’est l’œuvre elle-même, l’œuvre qu’il a sous les yeux qui le guide. Au lieu de faire ce que fait l’esthétique philosophique depuis Kant, c’est-à-dire de penser la sensibilité en la déconnectant entièrement de la sensation, Huysmans travaille vraiment sur la question de l’esthétique au sens propre du terme [18].
Autrement dit, Huysmans a moins une pensée esthétique qu’un sentiment esthétique ; l’émotion prime sur l’intellection, qui peut donc toujours être remise en question. Il ne faut donc pas s’étonner de rencontrer des incohérences et des contradictions dans ses jugements esthétiques : Huysmans n’a pas la prétention d’élaborer un système de pensée cohérent, mais seulement d’exprimer ce qu’il ressent face à des œuvres d’art et ce qu’il éprouve vis-à-vis de certains artistes.
Aussi la critique se heurte-t-elle à une difficulté principale, celle de discerner la cohérence d’un ensemble de jugements qui sont à première vue hétérogènes et contradictoires. Le principal écueil est de sombrer dans une explication biographique réductrice en calquant l’évolution des goûts picturaux de l’auteur sur son parcours spirituel. L’opposition est aisée entre des débuts littéraires sous l’égide du naturalisme zolien, puis une période décadente, où Huysmans se penche sur le satanisme et l’onirisme, et enfin une rédemption trouvée dans la peinture et la littérature religieuses. La tentation est grande de superposer cheminement spirituel et progression esthétique, ce qui offrirait une dialectique en apparence satisfaisante : naturalisme, décadence et naturalisme spiritualiste. Et en effet, ses préférences en matière de peinture évoluent, allant de l’œuvre de Degas à celle de Moreau, pour célébrer en dernier lieu la peinture de Grünewald. Le trajet intellectuel de Huysmans serait donc une suite de ruptures, séparant radicalement des phases qui n’auraient entre elles aucune continuité ; cette vision est commode, puisqu’elle permet de justifier certaines incohérences apparentes dans les goûts successifs du critique.
Or, la critique a depuis longtemps souligné les limites de ce postulat [19]. Si la réalité de ce parcours biographique ne peut être niée – et nous suivons nous-même ce trajet dans la troisième partie de notre étude –, elle ne permet pas de rendre compte de la complexité de ses positions esthétiques. Si les croyances et la foi de Huysmans ne doivent pas être négligées dans l’étude de sa critique d’art, il semble préférable de chercher, par-delà les diverses périodes de sa vie, des constantes parmi ses œuvres de prédilection, et de dégager ce que des peintres appartenant à des périodes et des écoles très différentes ont en commun à ses yeux, afin de voir se résorber certaines contradictions. Ainsi, malgré son apport essentiel à la critique huysmansienne, la démarche d’Helen Trudgian, qui, dans L’Esthétique de J.-K. Huysmans (1934), adoptait un plan chronologique, demandait à être renouvelée. A nous s’est donc imposée la nécessité de consacrer de nouveau une thèse à l’esthétique de Huysmans, quatre-vingts ans après, en mettant à profit les avancées de la recherche et le progrès des connaissances – de façon générale, en littérature, en histoire de l’art, en esthétique, mais aussi, de façon plus particulière, sur la vie et l’œuvre de Huysmans. Nous avons donc pris le parti de nous concentrer sur sa critique d’art, et de recourir aux jugements exprimés dans sa production romanesque, qui ont déjà fait l’objet de nombreuses études, pour établir des analogies et des oppositions. La prise en compte de textes souvent ignorés nous a conduit à déplacer l’accent sur les années de jeunesse de Huysmans, jetant la lumière sur des articles qui peuvent paraître mineurs ; mais il nous a semblé pertinent d’identifier ce qui, dans ces textes, pose déjà les bases d’une esthétique, afin de mieux montrer les altérations et les retournements qu’elle connaît par la suite.
Enfin, compte tenu de l’absence d’édition critique, les travaux de recherche consacrés aux jugements esthétiques de Huysmans s’étaient jusqu’à présent cantonnés au commentaire des œuvres les plus connues et des artistes les plus célèbres. Une part importante de notre travail a donc consisté à identifier et localiser les tableaux, sculptures et monuments cités, en empruntant à l’histoire de l’art ses outils et ses méthodes. De plus, il nous a semblé essentiel de mettre en regard des textes les reproductions des œuvres évoquées, qui aident à mieux saisir la portée des jugements de Huysmans. A cet égard, notre thèse a profité des récents progrès de la recherche : des catalogues raisonnés de plus en plus complets, de grandes expositions rétrospectives consacrées à des artistes du XIXe siècle, et un regain d’intérêt pour les artistes mineurs et les peintres dits pompiers. De plus, à l’heure d’Internet, la numérisation massive des collections publiques et privées, de musées européens comme américains, permet l’identification, la localisation et la visualisation d’un grand nombre d’objets jusque là invisibles et inconnus du public. La collaboration de nombreux conservateurs, documentalistes et employés municipaux a été également facilitée par les échanges électroniques. Quant aux œuvres qui demeurent non identifiées ou non localisées, nous poursuivons nos recherches afin d’intégrer aux Œuvres complètes tout renseignement nouveau.
Démarches
Dans notre analyse des jugements que Huysmans porte sur les arts plastiques, deux axes sont privilégiés : d’une part, les rapports de l’esthétique et de l’idéologie, et d’autre part, les relations entre esthétique et poétique. En effet, s’il n’élabore pas un système de pensée esthétique cohérent, Huysmans regarde la peinture à travers un prisme : tout d’abord, à travers un prisme idéologique, les schèmes de pensée huysmansiens – et ceux de l’époque à laquelle il appartient – informant son esthétique ; ensuite, à travers un prisme littéraire, la littérature tendant à la peinture un miroir déformant.
Les rapports de l’art et de l’idée nous semblent essentiels pour comprendre les jugements de Huysmans. A cet égard, notre travail descend en droite ligne de l’ouvrage de Jean-Marie Seillan, Huysmans : politique et religion (2009) [20], qui analyse les options idéologiques de l’écrivain. Nous nous sommes également appuyée sur la recherche en histoire littéraire, sociale et culturelle, mais aussi sur les travaux de la sociologie de l’art et de la littérature, afin de montrer comment l’artiste – qu’il soit peintre ou écrivain – s’inscrit à la fois dans et contre son siècle. Les ouvrages de référence que sont Les Règles de l’art (1992) de Pierre Bourdieu et Elite et singularité en régime démocratique (2005) de Nathalie Heinich [21] nous ont été essentiels, et les travaux de Michael Löwy et Robert Sayre [22] nous ont permis d’élucider les rapports que l’auteur entretient avec le romantisme. Confronter la pensée de Huysmans à d’autres productions contemporaines s’est avéré nécessaire afin de saisir ce qu’elle a d’original ou de commun, dans un siècle en constante mutation. À côté des figures tutélaires que constituent Baudelaire et Zola, nous avons été amenée à réévaluer la place qu’occupent d’autres illustres aînés, comme Gautier et Thoré, dans la genèse de l’idéologie huysmansienne.
C’est ainsi que nous montrons, dans une deuxième partie, comment les jugements esthétiques de Huysmans sont étroitement liés aux aspects socio-économiques, politiques et épistémiques de son idéologie. Comme l’écrit Pierre Vaisse :
[L’]esthétique n’a évidemment pas d’existence autonome : si subjectif que semble le goût, il est en grande partie appris, formé par l’entourage, et varie selon les époques, parce qu’il est lié à un certain nombre de sentiments politiques, nationaux, moraux, religieux… Ce complexe de sentiments prend souvent la forme d’idées ou des principes esthétiques au travers desquels sont perçues et jugées les œuvres particulières [23].
Tout d’abord, la vision qu’a Huysmans de l’art et de l’artiste est tributaire d’une idéologie anticapitaliste et antibourgeoise héritée du romantisme : l’argent et l’intégration sociale sont déclarés incompatibles avec le talent artistique. La pensée politique de l’auteur informe également son esthétique : de conviction libertaire, il refuse toute collusion avec le pouvoir et toute déférence envers l’autorité – alors incarnés par les institutions académiques et administratives des Beaux-arts. De plus, son élitisme artiste influe sur ses jugements de goût : opposé à la démocratie, il refuse que le suffrage du plus grand nombre soit un critère d’évaluation de l’art. Enfin, il entretient avec son temps un rapport ambivalent qui détermine ses opinions esthétiques : aux prises avec la modernité, il la recherche et la rejette, posant la question des relations entre art et technique et interrogeant la possibilité même d’un progrès artistique.
[18] Jacqueline Lichtenstein, « Huysmans critique d’art », propos recueillis par Karim Haouadeg, Europe, n° 916-917, août-septembre 2005, pp. 131-132.
[19] A ce sujet, voir notamment Stéphanie Guérin-Marmigère, « Introduction », La Poétique romanesque de Joris-Karl Huysmans, Paris, Champion, « Romantisme et modernités », 2008, pp. 9-10.
[20] Jean-Marie Seillan, Huysmans : politique et religion, Paris, Classiques Garnier, « Etudes romantiques et dix-neuviémistes », 2009.
[21] Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire (1992), Seuil, « Points Essais », 1998 ; Nathalie Heinich, L’Elite artiste : Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, NRF, « Bibliothèque des Sciences humaines », 2005.
[22] Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, « Critique de la politique », 1992, et Esprits de feu. Figures du romantisme anti-capitaliste, Paris, éditions du Sandre, 2010.
[23] Pierre Vaisse, La Troisième République et les peintres, Paris, Flammarion, 1995, p. 30.