Une écriture thérapeutique originale.
Tarnation de Jonathan Caouette ou
le documentaire autobiographique protéiforme

- Marc Arino
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Fig. 10. J. Caouette, Tarnation, 2003

Fig. 11. J. Caouette, Tarnation, 2003

Fig. 12. J. Caouette, Tarnation, 2003

Fig. 13. J. Caouette, Tarnation, 2003

Montrer la folie

 

      Le montage de Tarnation offre une réflexion intelligente sur la fragmentation d’une personnalité qui cherche à se construire. Alternant avec les incrustations textuelles sur fond noir ou se superposant à elles, se succèdent différentes images dont Jonathan Caouette travaille la plastique, la vitesse de défilement, et dont il opère la démultiplication ou la destruction afin de signifier l’éloignement de l’âge d’or, le vampirisme auquel se livre la société de consommation et la souffrance que procure l’entrée dans la folie. Le visage de sa mère peut ainsi être filmé en noir et blanc et au ralenti, l’image se floutant progressivement jusqu’à ce que le spectateur n’en perçoive plus que le contour, entouré soudain de couleurs vives à la façon d’un tableau de Warhol. A l’instar des Marilyn Monroe et des Elizabeth Taylor, dont Renée croit d’ailleurs, en vertu d’une ressemblance troublante, être la fille, elle accède ainsi au statut d’icône dont la beauté malmenée par le procédé de la sérigraphie ou du montage contient sa propre déchéance. Les photomatons se dupliquent également à l’infini, tourbillonnent dans le cadre, certaines images au miroir se trouvant déformées ou aspirées par une ligne de démarcation médiane. Mais Jonathan Caouette ne se contente pas d’utiliser ses propres archives familiales :

 

[Il fait également] défiler dans une scène mémorable les images télévisuelles qui ont occupé sa conscience de jeune garçon : clips, soaps, variétés… A un rythme frénétique, toutes les obsessions de la société américaine (réussite, sexe, révolte, individualisme) y passent, c’est-à-dire passent sur l’écran, se projettent et passent dans la conscience de l’adolescent, repassent aussi dans l’esprit du spectateur. Il n’est guère étonnant de voir, avant et après cette scène, le jeune homme répéter ces images, en se mettant en scène dans des rôles variés, jouant la femme meurtrière au début du film avant de rejoindre l’univers sirupeux des teen[-agers] movies au début de sa carrière d’acteur. (…) nous le voyons aussi dans des spectacles de lycéens : le rythme souvent très rapide de la narration ralentit alors significativement pour montrer un accomplissement, l’assomption d’une image – qu’on imagine provisoirement satisfaisante – de soi en acteur-chanteur [de comédie-musicale] [6].

 

Dans les mises en scène auxquelles il se livre, Jonathan Caouette apparaît toujours travesti, jouant de façon étonnamment convaincante le désarroi et l’affolement de femmes battues par leur mari ou droguées, qui luttent pour rester en vie (fig. 10). A 13 ans, Jonathan fréquente « Visions », un club gay new-wave pour adulte dans lequel il pénètre déguisé en fille gothique (fig. 11), interprète des play-backs et participe à des projections marathons de films comme Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée. Initié au cinéma underground par un garçon rencontré au club, il réalise ses premiers films en super huit : d’abord Le Coupeur de cheville, en 1986, dans lequel on voit une femme poursuivie dans un appartement par un homme dont la langue noire pend démesurément hors de sa bouche ; puis, continuant de décliner son obsession de l’orifice bucal, The Goddam Whore en 1987 qui montre sa grand-mère édentée ; enfin en 1988 Garçons de salive et de sang qui filme en gros plans des baisers d’où s’échappent lesdits liquides.

 

      L’esthétique de la version finale de Tarnation s’inspire également en partie de l’œuvre de David Lynch et, si Blue Velvet (1986) est explicitement cité dans le film, c’est plutôt du côté de Twin Peaks. Fire Walk With Me (1992), de Lost Highway (1997) et de Mulholland Drive (2001) qu’il faut chercher des ressemblances. La prise de drogue l’ayant conduit adolescent à déréaliser une partie du monde, il cherche à rendre compte par le biais du symbole de la dépersonnalisation dont il pense être la victime et qui rappelle celle de sa mère. Comme Lynch, Jonathan Caouette utilise régulièrement l’image du feu qui, selon Gaston Bachelard, ouvre un large spectre de sens et de représentations qui ne fait pas l’économie des contradictions :

 

Parmi tous les phénomènes, il est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi nettement les deux valorisations contraires : le bien et le mal. Il brille au Paradis. Il brûle à l’Enfer. Il est douceur et torture. Il est cuisine et apocalypse. (…) Il peut se contredire : il est donc un des principes d’explication universelle [7].

 

L’image d’une lumière vive ou d’une flamme consumant la pellicule peut ainsi renvoyer à la déstabilisation et à la souffrance, au cauchemar de Jonathan qui n’adhère plus mentalement à la réalité du monde, à la destruction de la vie et de l’œuvre qui maintient l’espoir. Mais c’est aussi l’illumination d’une bougie que promène sur l’écran le grand-père de Jonathan et qui représente le seul repère auquel se fier.
      Le sang, ou ce qui passe pour du sang, joue aussi un rôle important dans l’économie de Tarnation : symbole de la vie qui coule dans les veines ou de la mort qui s’en échappe, il recouvre le corps nu de Jonathan dont l’image accélérée le fait apparaître gesticulant, hurlant, pleurant et s’arrachant les cheveux (fig. 12). Les possibles mutilations auxquelles il se livre aboutissent à une scène où l’on voit une main coupée abandonnée dans une pièce en désordre et maculée de rouge. Une seconde main vient saisir la première, l’utilisant comme pinceau pour figurer sur le sol un tableau macabre, métaphore d’une identité qui se scinde. Meurtri ou démembré, peint / peignant, filmant / étant filmé, le corps continue de tenter de faire œuvre, dont le caractère morbide n’empêchera pas qu’elle se révèle salvatrice (fig. 13).
      Entre 1986 et 1991, en réaction à ce qu’il croit être une maladie mentale, au chaos et au manque de structure dans sa cellule familiale, Jonathan passe à l’acte en tentant de détruire la maison de ses grands-parents et en se blessant lui-même : il casse les fenêtres et les meubles, maudit et insulte sa famille, fait une tentative de suicide par semaine, et doit être hospitalisé huit fois. Comme il le déplore à la fin du film, sa mère est en lui et il en reproduit le destin :

 

Tel un démiurge, Caouette pétrit ses images, celles de ses doubles d’écran, matière disloquée en perpétuelle recomposition, fait brûler sur la toile ses fantômes, se lance à corps perdu dans un « road movie » mental en forme d’exorcisme cinématographique. L’enjeu est de se séparer du corps maternel, de ses avatars que Jonathan incarne dans ses premières vidéos où il se met en scène, réinventant l’histoire de Renée à travers des personnages fictifs [8].

 

Comme l’indique le texte en incrustation, c’est alors que le cauchemar se transforme en rêve qui ressemble d’abord à une version adulte du Petit Prince, puis qui lui fait apparaître son père, Steve Caouette, qu’il aurait retrouvé en téléphonant à tous les Steve Caouette du monde :

 

Dans le rêve Steeve lui disait : « J’ignorais ton existence. J’ignorais que Renée était enceinte. J’étais jeune alors. Si j’avais su je serais venu te chercher j’aurais fait partie de ta vie. » Jonathan commence à imaginer des plans pour s’échapper de là. Il part pour New-York en 1997, soulagé mais anxieux. Un an plus tard, il travaille comme acteur et joue dans une production de Hair, une pub et dix-sept films d’étudiants. En octobre 1998 il rencontre David. Renée vient à New-York pour la première fois en 2000. Renée et Jonathan sont plus proches que jamais.

 

En 2002, Jonathan rencontre son père alors que Renée effectue par coïncidence un séjour chez lui : c’est la première fois que le jeune homme et ses parents se retrouvent en trente ans. C’est à partir de ce moment que Jonathan Caouette va envisager d’utiliser tout son matériel autobiographique photographié et filmé afin de réaliser un documentaire qui lui servirait de thérapie. De béquille pour l’aider à traverser les pires moments de sa vie, la caméra se fait l’outil d’une psychanalyse dans le cadre de laquelle les associations d’images représentent les fondements de l’élaboration d’une réflexion critique sur la problématique familiale.

 

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[6] Ibid.
[7] G. Bachelard, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, « Idées », 1968 [1949], pp. 19-20.
[8] E. Chicon, « Itinéraire d’un enfant (pas) vraiment gâté », L’Humanité, 10 novembre 2004, (consulté le 24 juin 2013).