Mais, alors que le Monument à Virgile se laisse saisir dans le souvenir des vers d’Horace et de leur longue traîne d’échos dans notre littérature, depuis la paraphrase ronsardienne « Plus dur que fer j’ai bâti mon ouvrage » jusqu’au réinvestissement calligrammatique du topos par un Apollinaire désireux de s’enclore « vivant et vrai » au miroir du poème, les 15 Incisions latines se prêtent moins à l’épanouissement du vieux rêve. D’abord, les lettres inverses n’offrant plus la moindre ressemblance avec les caractères xylographiques, ce n’est plus la pérennisation par l’impression et par le livre qui vient à la pensée mais le mouvement de la page tournée n’offrant plus qu’un verso mal lisible où les noms sont à déchiffrer laborieusement syllabe après syllabe. Des noms pas toujours intacts, de surcroît. Certains s’amenuisent, amputés d’une part de leur matière verbale, tels Publius Virgilius dont le troisième terme, Maro, a été effacé ou Caius Valerius, privé du Catullus où se fonde pourtant sa désignation française. Quant à Plaute, en le nommant Marcus Accius Plautus, comme dans la Biographie universelle ancienne et moderne de Michaud, et non Titus Maccius Plautus, selon la leçon commune, le tracé carmélien ne désigne-t-il pas l’instabilité du nom, l’incertitude de sa transmission, sa possible corruption au cours des âges ? Pour des noms qui devraient résister à l’usure du temps, s’imprimer à jamais dans la mémoire des hommes, ceux-ci n’ont pas l’air très solides.
Et puis les mots des écrivains défunts sont absents. D’écriture ici, il y a en effet bien peu. La double inscription du nom, latine et française, la signature de l’artiste, la date. Rien d’autre. Pas la moindre trace textuelle des œuvres, dont des noms tels Catulle, Horace, Virgile pourraient pourtant conduire à égrener les titres. Pas la moindre bribe de vers, quand ces noms pourraient – devraient – faire lever tant de mots dans leur sillage. Par exemple Catulle :
Fulsere quondam candidi tibi soles (« Ont lui pour toi jadis d’éblouissants soleils ») ; Horace :
Eheu fugaces, Postume, Postume, / Labuntur anni […] (« Hélas, fuyantes, Postumus, Postumus / glissent les années ») ; Virgile :
Infandum regina jubes renovare dolorem (« Indicible, reine, est la douleur que tu m’ordonnes de renouveler ») ou
Ibant obscuri sola sub nocte per umbram (« Ils allaient, obscurs, dans la nuit solitaire, à travers l’ombre »). Or rien. Pas trace de citation, même fragmentaire, rongée, ruinée. Les mots, matériau supposé du monument poétique, sont occultés dans le blanc, oblitérés, masqués par les noms mêmes. Comme si les
15 Incisions latines entérinaient leur oubli, mettant ainsi en scène la mort d’une littérature, celle, classique, de la latinité, que les modernes ne lisent plus, se contentant de lui vouer une vénération de principe, qui s’épuise dans la répétition scolaire de noms vidés de toute substance. Significativement, le violet de l’encre que le dessinateur a utilisée pour former les lettres des noms latins est à la fois couleur de deuil ou de demi-deuil – couleur des ornements sacerdotaux lors des cérémonies funèbres de l’Eglise catholique, couleur aussi où la convention sociale amortit et éclaircit le noir absolu du grand deuil – et couleur d’école et d’enfance, celle « des protège-cahiers et de l’encre qu’offrait (…) uniformément l’école laïque » [
8] au temps où l’artiste la fréquentait.
Sans compter que le nom n’est pas seul à marquer/masquer le blanc du support.
Sous lui, il y a, dessinée, une petite forme, une figure mal identifiable, une chose sombre. Différente pour chacun des auteurs nommés mais ne permettant jamais d’établir la moindre corrélation entre elle et le nom qu’elle accompagne. Ce n’est pas un portrait, pas un masque funéraire, une imago. Ni statue ni fantôme.
Ce n’est pas non plus un emblème, un hiéroglyphe de l’œuvre dont le nom constitue la synecdoque ou une allusion graphique à celle-ci. Rien ici ne se devine ni des atomes tombant dans le vide, ni de la tenuis avena des Bucoliques ; rien de la beauté de Lesbie, de Délie, de Cynthie ou de Corinne ; rien des violences de la guerre civile.
Peut-être est-ce une trace qui double le tracé du nom. Mais la nature de cette trace est indécise. Que représentent en effet ces figures ?
La forme qui flotte dans le blanc de la feuille, désancrée de tout sol, de tout support visible, est ramassée, tassée sur elle-même. Plus ou moins ovale. Plus ou moins compacte : des échancrures parfois l’entament, plus ou moins profondes ; un vide peut la forer en son centre. Jamais vraiment lisse, elle est marquée de torsions, de pliures, parfois de trous, et des luisances blanches opposées à des ombres dures font saillir des reliefs, accusent des dépressions. Des rugosités, des granulosités, des nodosités se perçoivent par places. Des ligatures quelquefois se devinent. Une matière est là, offerte au regard. D’une consistance indécise, ambiguë ; entre fermeté voire dureté quasi minérale et suspecte élasticité ; on subodore même quelque chose de visqueux qui rétracterait le doigt tendu pour toucher. Matière incertaine pour forme, certes, parfaitement discernable – rien ici d’estompé, de fondu, de flouté – mais inassignable à quelque identité (figs. 6 et 7). Un reste ? C’est possible. Mais de quoi est fait ce reste, nous ne pouvons l’établir.
Dans ses commentaires de 1974, Jean-Marc Tisserant notait qu’au sujet de ces formes « l’imaginaire se défile » [9]. Et, certes, il se dérobe, incapable d’assurer l’identification de l’objet représenté, se contentant de faire, à travers les mots du critique, défiler les images les plus diverses, « champignons, basalte, ficelle, fœtus replié, buste en bronze, schiste, agglomérats chitineux, viscères, quartz, Œdipe (en tranches), écorce, tuberculum, sexe fleur, cerveau de souris, phallus de granit, lutin, mousse végétale, et ainsi de suite, au gré de la fantaisie du Voyant » [10]. En une telle liste où, d’essai de nomination en essai de nomination, l’objet ne cesse de s’évanouir dans le défilé incessant de figures infixables, l’identité de ce dont les 15 Incisions latines nous offrent le dessin se révèle inaccessible.
[8] Epars, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2003, p. 25.
[9] J.-M. Tisserant, Gérard Titus-Carmel ou le procès du modèle, Op. cit., p. 79.
[10] Ibid.